Concilier symboles religieux et principe de laïcité (dont les crèches, les papes et les croix…)
Article publié dans l’hebdomadaire La Gazette des communes du 6 octobre 2017.
01 – Déterminer si le symbole est effectivement religieux
On sait depuis bien longtemps que tout, ou presque, peut devenir un symbole religieux, si une communauté en décide ainsi. Depuis la colombe mais aussi le poisson des premiers chrétiens, jusqu’au « bandana » ou à la jupe longue des jeunes filles s’adaptant à l’interdiction du voile à l’école, les exemples abondent, dont la jurisprudence tient compte. En 2016, l’assemblée du Conseil d’Etat a jugé sans ambiguïté que l’évolution pouvait se produire en sens inverse : un symbole initialement religieux peut également devenir « neutre » si l’évolution des mœurs et la pratique ont consacré ou plutôt désacralisé un symbole. La crèche de Noël, initialement symbole, assez complexe au surplus, de la naissance du christ a ainsi pu devenir, aux yeux de certains de nos contemporains un simple élément de la décoration de noël, aux côtés des sapins, traineaux, étoiles et autres rennes (C.E., Ass., 9 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395223 ; Commune de Melun, n° 395122, publiés au Recueil, voir notamment le 4°).
Pour être précis, la jurisprudence précitée ne « désacralise » pas définitivement la crèche, qui reste potentiellement un symbole religieux. Tout est donc affaire de message : que signifie la crèche dans le cas précis que le juge examine ? Pour procéder à cette exégèse, le Conseil d’Etat invite à examiner les circonstances entourant l’installation, y compris le lieu de cette dernière. Il faut donc distinguer entre les symboles totalement étrangers à la religion, ceux qui lui sont en revanche totalement reliés, et ceux, enfin, qui se situent à la charnière des deux mondes et peuvent relever du sacré comme du profane.
La solution n’est pas très éloignée de celle qui prévaut lorsqu’est en cause la statue d’un « grand homme » (au sens neutre…), par ailleurs dignitaire religieux. Il est courant qu’apparaissent à cette occasion des symboles religieux, qu’il s’agisse de vêtements sacerdotaux, d’ornements ou d’accessoires. Les juridictions administratives recherchent alors ce qui est célébré, de « l’homme » ou de la religion. Elles peuvent ainsi admettre l’implantation de la statue d’un cardinal dont le rôle social était célébré (C.E., 5/3, 25 novembre 1988, req. N° 65932, publié au Recueil).
Un très récent arrêt du Conseil d’Etat apporte une précision très intéressante. Etait en cause un ensemble (déjà assez célèbre en jurisprudence) composé d’une statue du pape Jean-Paul II, surmontée d’une arche, elle même accueillant sur son sommet une croix très visible. Après une annulation de l’ensemble « arche et croix », par le tribunal administratif de Rennes, puis une censure technique par la CAA de Nantes, le Conseil d’Etat distingue les trois composantes, pour ne censurer que la seule croix surmontant l’ensemble (CE, 8/3, 25 octobre 2017,
Fédération morbihannaise de la libre pensée, n° 396990, censurant CAA de Nantes, 15 décembre 2015, n° 15NT02053, qui censurait lui-même pour des motifs de procédure TA de Rennes, 30 avril 2015, n° 1203099, 1204355, 1204356). En somme, il faut donc inviter les collectivités à s’interroger sur la portée du symbole qu’elles envisagent d’implanter, éventuellement au sein d’un ensemble plus vaste, même si la tâche n’est pas aisée, et à être prêtes à justifier du choix qu’elles ont fait, si celui-ci est contesté.
02 – Déterminer la date d’édification du symbole religieux
L’essentiel des dispositions instaurant la « laïcité » provient de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État. Il en va ainsi des règles relatives aux symboles et emblèmes religieux, pour l’essentiel rassemblées à l’article 28.
Or cet article 28 de la loi de 1905 n’édicte d’interdiction que pour « l’avenir ». Autrement posé, et qu’il s’agisse d’un cimetière (comme l’a récemment rappelé le Conseil d’Etat) ou d’un tout autre emplacement public, si le symbole a été érigé antérieurement à la loi de 1905, la collectivité n’a pas l’obligation de le retirer. Elle peut au contraire l’entretenir, le restaurer ou le remplacer (C.E., 10-9, 28 juillet 2017, Commune de Princay, N° 408920, Mentionné dans les tables du recueil Lebon)
La question de la datation du symbole est donc essentielle, et parfois délicate, à quelques décennies près. Il est donc recommandé de procéder à quelques recherches sur ces questions à froid, afin de pouvoir répondre à une question simple : le symbole ou l’emblème en cause ont-ils été édifiés avant 1905 ? En connaissant la réponse, la personne publique s’offre la faculté de prendre d’éventuelles dispositions ou de répondre posément aux critiques éventuelles. S’agissant des procédés de preuve, tous sont admis, classiquement : un acte officiel ou authentique n’est pas requis. Vielles photos, cartes postales, articles de presse, mais aussi registre des délibérations ou des débats en assemblées, cahier des charges de marchés de travaux, tout peut être mobilisé.
03 – Choisir avec soin le contexte du « symbole »
S’agissant des emblèmes relevant de la zone grise, à l’image des crèches, il convient évidemment de prêter un soin particulier à l’environnement du symbole en cause. C’est en effet au sein de cet environnement que les parties, et le juge chercheront les indices permettant de déterminer quelle signification il convient de prêter audit symbole. L’exemple des crèches est de ce point de vue très éclairant.
Un contexte festif par exemple, jouera en faveur d’une approche désacralisée, sous réserve bien sur que ladite fête ne soit pas elle-même à connotation religieuse. L’installation de la crèche dans le cadre plus vaste d’une tradition locale ou d’une exposition sera également prise en compte. On peut par exemple envisager que plusieurs types de crèches soient installées, illustrant l’évolution dans le temps des techniques artisanales, ou que des installations relatives aux différentes célébrations du solstice d’hiver dans le monde, aux fins de comparaison et rapprochement.
Une démarche de création artistique peut également avoir pour effet d’inscrire le symbole dans la légalité, notamment si l’œuvre « détourne » un symbole religieux. Mais il ne faut regarder la vérité en face et reconnaître que la question reste parfois délicate, l’œuvre pouvant être perçue comme un hommage religieux renouvelé (par exemple l’œuvre « Décor » d’Adel Abdessemed, représentant quatre christs en barbelés, initialement exposée en face du retable d’Issenheim).
Globalement, cette technique du faisceau d’indices n’est pas sans inconvénient : elle n’apporte aucune réponse simple à priori, tout étant affaire de circonstances, et surtout de regard. La meilleure preuve en est fournie par les contradictions entre juges du fond qui émaillent les premières mises en œuvre de la jurisprudence relative aux crèches. Au regard de circonstances de fait qui n’étaient pas très significativement différentes, deux juridictions déclarent l’installation d’une crèche illégale (CAA MARSEILLE, 3 avril 2017, n°15MA03863 ; TA Lyon, 5 octobre 2017, LFDHC, n° 160909063 et fédération de la libre pensée et d’action sociale du Rhône, n°1701752) cependant qu’une troisième se prononce en faveur de la légalité de l’installation (CAA de Nantes, 6 octobre 2017, Dpt de la Vendée c/ Féd. de la libre pensée de Vendée, n°16NT03735).
04 – Prendre en compte expositions et musées
Le lieu d’implantation du symbole est essentiel. La loi et la jurisprudence prévoient en effet des exonérations ou des présomptions en fonction de l’emplacement concerné.
En premier lieu, la loi du 9 décembre 1905, que l’on prend trop peu souvent le temps de lire, n’interdit pas uniformément les installations de symboles identifiés comme religieux. L’article 28 de la loi prévoit en effet une dérogation expresse au profit de plusieurs lieux, dont les expositions et musées.
Cette disposition spécifique rejoint, d’une certaine manière, la jurisprudence imposant d’interpréter un symbole en fonction de son contexte, et non de sa signification première. Une partie très significative de la peinture et de la statuaire antérieures au 19ème siècle sont directement liées aux textes religieux, pour l’essentiel chrétien. Lorsqu’elles sont présentées dans des musées, ces œuvres ne sont plus célébrées pour leur message mais pour elles-mêmes et échappent à l’obligation de neutralité. Il en va de même lorsque le symbole prend place dans une exposition, qu’elle soit artistique ou à visée historique, éducative. Un exemple particulièrement parlant est fourni par un crucifix qui ornait illégalement une salle de conseil municipal depuis une date certaine et postérieure à 1905 (mise en place en 1945, puis 1987, CAA NANTES, 4 février 1999, 98NT00207, publié au Recueil, et pour une mise en place en 1938, CAA NANTES, 4 février 1999, n° 98NT00337, inédit). Sommée de procéder au décrochage, la commune concernée par le second arrêt a obtempéré, mais pour placer le crucifix dans une vitrine, en témoignage du passé (certes illégal…) de la commune. La cour, saisie à nouveau, relève que ladite vitrine comprend également « un certain nombre d’objets reçus ou acquis à l’occasion d’événements ayant marqué la vie de la commune » pouvant être dénués de connotation religieuse et en déduit que son arrêt initial a été correctement exécuté
(CAA NANTES, 12 avril 2001, n°00NT01993, inédit). Le même crucifix est donc illégal lorsqu’il orne un mur du conseil municipal, sans autre précision, et légalement mis en valeur aux côtés d’autres pièces historiques, dans le cadre d’une exposition en mairie, à vocation historique et patrimoniale.
05 – Distinguer entre les différentes parties des cimetières
S’agissant des cimetières, l’article 28 de la loi de 1905 prévoit expressément une dérogation à l’interdiction d’édifier de nouveaux symboles religieux, au profit des terrains de sépulture dans les cimetières et des monuments funéraires. L’exception est cette fois plus radicale : c’est précisément le symbole religieux qui est recherché par les administrés, et ils y sont expressément autorisés. Si les parcelles « privatives » étaient réellement privées, l’exception n’aurait tout simplement pas lieu d’être, la laïcité ne concernant pas les propriétés privées ; mais les terrains de sépulture restent des dépendances du domaine public, même ayant vocation à être occupées à titre privatif. La dérogation est donc indispensable, le principe restant, dans tous les espaces « publics » du cimetière (grilles, murs, portails, allées), celui de l’interdiction de l’érection de nouveaux symboles ou emblèmes religieux (pour un rappel récent, même si le Conseil d’Etat insiste surtout sur la question de la date d’installation : C.E., 10-9, 28 juillet 2017, Commune de Princay, N° 408920, Mentionné dans les tables du recueil Lebon).
06 – Crèches : choisir entre dedans et dehors
Les décisions précitées rendues par l’assemblée du Conseil d’Etat en 2016 instaurent, en la reliant assez étonnamment à la question de la signification des crèches, une présomption directement liée à leur implantation géographique.
Dans l’enceinte des bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, l’installation d’une crèche de Noël est présumée contraire au principe de neutralité. Seule la démonstration de circonstances particulières (tradition locale, exposition consacrée à un artiste, à des artisans locaux, rattachée à une tradition historique) permet de renverser la présomption en reconnaissant à la crèche un caractère culturel, artistique ou festif, qui permet d’échapper à l’illégalité.
A l’inverse, dans les autres emplacements publics, tels que places ou trottoirs, on présumera que la crèche a essentiellement une vocation décorative liée aux fêtes, et participe des différentes installations liées aux fêtes de fin d’année notamment sur la voie publique. Sauf démonstration d’un prosélytisme particulier ou revendication d’une opinion religieuse, l’installation est alors présumée profane et donc légal. Il faudra donc être vigilant s’agissant des affichages proches ou des activités qui peuvent être organisées à proximité de la crèche.
Cette distinction « géographique » est sans doute le plus grand apport des décisions de 2016, par ailleurs critiquées pour leur trop grande complexité de mise en œuvre. A l’heure des choix, les collectivités pourront au moins se référer à cette présomption : en choisissant d’installer une éventuelle crèche sur une place et non dans un bâtiment public, elles se mettront à l’abri de l’essentiel du risque contentieux…
Yvon GOUTAL – avocat associé