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Expropriation : comment indemniser un fonds de commerce ?

Expropriation : comment indemniser un fonds de commerce ?

Dans la Gazette des Communes publiée le 10 décembre 2018, Jérémie Sadoun, du Pôle Expropriation, a publié une fiche méthode sur l’indemnisation des fonds de commerce exploités dans des immeubles expropriés, retranscrite ci-après :

1) Comprendre les effets de l’ordonnance d’expropriation sur le fonds de commerce

Il est utile de rappeler, à titre liminaire, que le fonds de commerce peut être défini comme un bien meuble incorporel (1), distinct des éléments meubles qui le composent, de nature corporelle (matériel, stocks, agencements etc) et incorporelle (clientèle – élément indispensable à l’existence même du fonds (2) – enseigne, autorisations administratives, licences, droit au bail etc). Ceci étant posé, l’expropriation d’un immeuble n’a pas pour effet de transférer la propriété du fonds qu’il abrite à l’expropriant, mais seulement d’éteindre le droit au bail et de contraindre le commerçant à transférer son exploitation dans d’autres locaux (3), de sorte que ce dernier demeure libre de céder son fonds après le prononcé de l’ordonnance d’expropriation (4).

2) Identifier le créancier de l’indemnité d’éviction

Peuvent être créanciers d’une indemnité d’éviction le locataire, personne physique ou morale, propriétaire du fonds exploité dans l’immeuble exproprié, ses ayants droit, mais aussi le sous-locataire, sous réserve que le bailleur ait été appelé à concourir à l’acte de renouvellement ou qu’il résulte d’un acte non équivoque qu’il a agréé le renouvellement du sous-bail (5). Il convient encore de citer le cessionnaire du bail, qui peut être créancier de l’indemnité d’éviction due au cédant, en cas de cession du fonds postérieure à l’ordonnance d’expropriation (4).

3) Veiller à l’existence d’un droit au renouvellement à la date de l’ordonnance d’expropriation

L’indemnité d’éviction est due au locataire privé de son droit au renouvellement, lequel n’appartient qu’au propriétaire du fonds de commerce exploité dans l’immeuble exproprié (6). A cet égard, la condition inhérente à la qualité de propriétaire n’est assurément pas remplie par le locataire-gérant qui n’est, par définition, ni propriétaire du fonds, ni titulaire du bail, ou par un commerçant dont l’activité, dépourvue de clientèle propre, est alimentée par les seuls usagers du domaine public sur lequel il est installé (7). Il en va également ainsi des commerçants établis dans une entreprise principale, dès lors qu’aucune clientèle autonome n’est attachée au commerce qu’ils exploitent, ou des occupants précaires qui ne bénéficient, par essence, d’aucun droit au renouvellement. L’expropriant veillera encore à l’existence et à l’exploitation effective du fonds à la date de l’ordonnance d’expropriation. Cette condition ne peut être réputée satisfaite si l’activité consiste en une sous-location sans prestation de service, ou encore dans les hypothèses où le preneur exerce une activité non autorisée par le bail (8), ou a cessé toute activité au jour de l’expropriation (9). On précisera que si le titulaire du bail doit être le propriétaire du fonds de commerce exploité dans les lieux, ce dernier est aussi tenu – sauf adoption volontaire du statut des baux commerciaux – d’être immatriculé au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers. En cas d’établissements multiples faisant l’objet d’une exploitation indivisible, il conviendra de s’assurer de l’inscription des établissements secondaires. Enfin, l’expropriant vérifiera qu’aucun motif grave et légitime, ayant fait l’objet d’une mise en demeure restée sans effet, ou à défaut, résultant d’infractions irréversibles ou instantanées (cession de bail irrégulière, fermeture administrative du fonds, décision pénale irrévocable etc) ne fasse obstacle au renouvellement du bail. En cas de difficulté sérieuse, le juge de l’expropriation fixera les indemnités de manière alternative, selon que le preneur bénéficie ou non d’un tel droit, à charge alors pour l’expropriant de saisir la juridiction compétente pour trancher le litige.

4) Identifier le préjudice indemnisable

Il est certain que le préjudice doit être apprécié différemment selon que l’expropriation condamne, ou non, le preneur à perdre sa clientèle. La disparition de celle-ci – et donc du fonds – doit, en effet, être réparée par le versement d’une indemnité dite de remplacement, équivalente à la valeur du fonds de commerce perdu. Dans le cas contraire, l’expropriant est redevable d’une indemnité dite de déplacement, égale à la valeur du droit au bail (10). Il appartient toutefois à l’autorité expropriante d’apporter la preuve de l’existence de locaux permettant la réinstallation du locataire sans perte significative de clientèle (11). Elle pourra, à ce titre, lui proposer un local de remplacement équivalent, situé dans la même agglomération, et offrant des facteurs de commercialité comparables. En cas d’incertitudes quant à la volonté de l’occupant de se réinstaller à proximité ou non de son ancien local, l’expropriant aura avantage à solliciter la fixation d’indemnités alternatives. On signalera, à ce propos, que seule une indemnité de déplacement sera acquise au commerçant qui décide de s’installer en un lieu éloigné, en dépit des possibilités de réinstallation à proximité de son ancienne exploitation, ou qui s’abstient de communiquer les résultats financiers pourtant nécessaires au calcul de cette indemnité.

5) Identifier le préjudice non indemnisable

Le préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation étant seul indemnisable, l’expropriant sera fondé à opposer au commerçant entré dans les lieux postérieurement à l’ouverture de l’enquête préalable à la déclaration d’utilité publique (D.U.P.), la théorie du risque accepté. Il pourra encore refuser l’indemnisation des travaux réalisés sur le fonds après cette date dans un but purement spéculatif, ou des dommages de travaux publics, et ne devra pas tenir compte des changements de valeur du fonds résultant de l’annonce des travaux, ou opérations dont la D.U.P. est demandée. L’expropriant s’attachera enfin à indemniser la perte des seules activités existantes à la date de l’ordonnance d’expropriation (12).

6) Evaluer le fonds de commerce

Les juridictions évaluent usuellement le fonds de commerce à la lumière du chiffre d’affaires moyen – le plus souvent T.T.C. – réalisé au cours des trois années précédant la date du jugement de première instance, affecté d’un pourcentage variable selon la branche d’activité et les caractéristiques du fonds considéré. Une exception notable concerne les commerçants installés dans le périmètre d’une opération d’aménagement, dont le préjudice doit être apprécié au regard des chiffres d’affaires déclarés au cours des trois années précédant le commencement de l’opération (13). On ajoutera que cette première méthode est souvent couplée à une seconde, destinée à tenir compte de la rentabilité du fonds. Une précision doit, par ailleurs, être apportée concernant les fonds exploités en location-gérance, dont la valeur est appréciée au regard du chiffre d’affaires réalisé par le gérant, à moins que le fonds ne constitue qu’un placement financier pour son propriétaire, auquel cas l’indemnité est fixée par capitalisation de la redevance annuelle qui lui est versée (14). L’expropriant ne doit pas ignorer enfin, que l’indemnité d’éviction ne peut être inférieure à la valeur du droit au bail (15).

7) Evaluer l’indemnité de droit au bail

La méthode dite du différentiel de loyers, qui a la faveur des juridictions, consiste à calculer la différence entre le loyer renouvelé et le loyer qu’il faudrait payer pour retrouver, au prix du marché, un local équivalent, afin de dégager la valeur du droit au bail. Celle-ci sera logiquement nulle, lorsqu’il est établi que le loyer du local de remplacement est identique à celui du local exproprié ou que le loyer aurait été déplafonné en cas de renouvellement (16). Encore cette dernière affirmation doit-elle être relativisée, dès lors que la loi Pinel prévoit que sauf exceptions (locaux à usage de bureaux, notamment) le loyer du nouveau bail objet du déplafonnement n’est applicable qu’à raison d’une augmentation annuelle égale à 10% du loyer de l’année précédente. La fixation de la valeur du droit au bail des locaux à usage exclusif de bureaux divise, quant à elle, la jurisprudence en deux tendances. Si l’une d’entre elles tend à considérer que cette valeur est nulle, au motif que le loyer du bail renouvelé pour ce type de locaux est fixé par rapport au prix de marché (17), l’autre reconnait qu’il peut exister une différence entre la valeur locative de renouvellement et la valeur locative de marché pour une première location. On conclura ce point en précisant qu’en cas de sous-location, la valeur du droit au bail du sous-locataire n’est pas incluse dans celle du fonds de commerce (18).

8) Evaluer les indemnités accessoires

S’adjoignent aux indemnités de remplacement ou de déplacement des indemnités accessoires, au rang desquelles figurent les indemnités de déménagement, de réinstallation, de remploi, et de trouble commercial, dont le versement est conditionné par la poursuite de l’activité, par le preneur évincé. L’expropriant s’attachera, à cet égard, à solliciter la production de devis mentionnant des prix hors taxes, dès lors que le commerçant peut récupérer le montant de la T.V.A. Il s’emploiera également à calculer l’indemnité de réinstallation à la lumière de la vétusté des aménagements abandonnés. Cette indemnité ne saurait, au demeurant, correspondre au coût d’une reconstitution à l’identique du local exproprié (19) et doit nécessairement être refusée en présence d’une clause d’accession gratuite consentie au profit du bailleur. Les indemnités de licenciement invitent à une vigilance particulière quant à l’appréciation du lien de causalité entre le préjudice allégué et l’expropriation. Seront ainsi écartées les demandes portant sur des indemnités compensatoires de congés payés et de préavis, ou fondées sur la méconnaissance des obligations afférentes à la résiliation du contrat (20).

(1) Cass. Com. 12 novembre 1992, n°90-20.845
(2) Cass. Plén. 24 avril 1970, n°68-10.914
(3) Cass. 3ème Civ. 18 mai 1967, n°66-70.134
(4) Cass. 3ème Civ. 20 mars 2013, n°11-28.788
(5) Cass. 3ème Civ. 14 novembre 1978, n°76-15.069
(6) Article L. 145-8 du Code de commerce
(7) Cass. Com. 28 mai 2013, n°12-14.049
(8) Cass. 3ème Civ. 4 mai 2006, n°05-10.938
(9) Cass. 3ème Civ. 23 mai 2012, n°11-12.214
(10) Cass., 3ème Civ. 1er février 1977, n° 76-70.130
(11) Cass., 3ème Civ. 13 janvier 1999, n°96-20.408
(12) Articles L. 322-1 et suivants du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique
(13) Article L. 314-6 du Code de l’urbanisme
(14) Cass. 3ème Civ. 21 juin 1972, n°71-10.437
(15) Cass. 3ème Civ. 11 juin 1992, 90-17.109
(16) Cass. 3ème Civ. 9 septembre 2014, n°13-20.046
(17) Article R. 145-11 du Code de commerce
(18) Cass. 3ème Civ. 8 juillet 2009, n°08-10.869
(19) Cass. 3ème Civ. 25 avril 1968, Bulletin civil 1968 n°171
(20) Article L. 122-14-4 du Code du travail
(21) Articles R. 323-14 et L. 323-4 du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique

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