Le propriétaire d’un bien délaissé peut, dans certaines circonstances, être indemnisé
Un propriétaire qui avait mis en demeure une Commune d’acquérir son terrain grevé d’une servitude d’emplacement réservé peut-il solliciter sa rétrocession au motif qu’aucun projet n’a finalement été mis en œuvre par l’administration ?
La réponse est – bien évidemment, serait-on tenté de dire – négative, ainsi que vient de le rappeler la Cour de cassation dans son arrêt n° 399 du 18 avril 2019 (18-11.414) (voir précédemment sur le rejet de la QPC relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 123-9 du code de l’urbanisme dans sa rédaction issue de l’article 16 de la loi n° 76-1285 du 31 décembre 1976 portant réforme de l’urbanisme : décision n° 2013-325 QPC du 21 juin 2013).
En l’état du droit positif, une telle rétrocession n’est prévue qu’en matière d’expropriation sur le fondement de l’ancien article L. 12-6, devenu l’article L. 421-1 du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique (« Attendu que l’article L. 12-6 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, alors applicable, permet à l’exproprié de demander la rétrocession du bien si celui-ci n’a pas reçu dans les cinq ans la destination prévue par l’acte déclaratif d’utilité publique »).
Aucun mécanisme similaire n’existe en cas d’acquisition par la Collectivité bénéficiaire de l’emplacement réservé (dans le cadre du droit de délaissement reconnu au propriétaire) puis en cas d’inaction prolongée. La Cour de cassation rappelle, sur ce point, dans la décision commentée que :
« Mais attendu qu’en vertu de l’article L. 123-9 du code de l’urbanisme, dans sa rédaction applicable à la cause, le propriétaire d’un fonds grevé d’un emplacement réservé dispose du droit de délaissement qui consiste à enjoindre à la collectivité publique d’acquérir le bien faisant l’objet de la réserve ;
(…)
Attendu qu’il est jugé que l’exercice du droit de délaissement, constituant une réquisition d’achat à l’initiative du propriétaire du bien, ne permet pas au cédant de solliciter la rétrocession de ce bien sur le fondement de l’article L. 12-6 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, même lorsque le juge de l’expropriation a donné acte aux parties de leur accord sur la fixation du prix et ordonné le transfert de propriété au profit de la collectivité publique (3e Civ., 26 mars 2014, pourvoi n° 13-13.670, Bull. 2014, III, n° 44) ».
Dans ces conditions, l’on ne sera pas surpris de ce que la Cour de cassation a estimé que :
« Attendu qu’ayant, par motifs propres et adoptés, relevé que les décisions ayant ordonné le transfert de propriété au profit de la commune et fixé le prix d’acquisition ne faisaient pas état d’une déclaration d’utilité publique et retenu qu’il n’était pas établi qu’un arrêté d’utilité publique de l’acquisition ait été pris par l’autorité administrative, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de répondre à des conclusions que ses constatations rendaient inopérantes, a exactement retenu, abstraction faite d’un motif erroné mais surabondant relatif aux effets de la déclaration d’utilité publique prise en application de l’article 1042 précité, que Mme A… ne pouvait pas prétendre à la rétrocession du terrain, ni à une indemnité compensatrice, sur le fondement de l’article L. 12-6 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, alors applicable ;
D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ».
En revanche, la Cour de cassation considère que la Cour d’appel s’est néanmoins méprise en rejetant la demande en paiement de dommages-intérêts formée par l’ancienne propriétaire du terrain litigieux. C’est l’apport de la décision commentée, qui censure l’arrêt des Juges d’appel en raison de la méconnaissance de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, et plus particulièrement de son premier protocole additionnel :
« Vu l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Attendu, selon ce texte, que toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens ;
Attendu que Mme A… est fondée à se prévaloir du droit garanti par ce texte, dès lors que la parcelle ayant fait l’objet du droit de délaissement constitue un bien protégé au sens de celui-ci ;
Que la mesure contestée, en ce qu’elle prive de toute indemnisation consécutive à l’absence de droit de rétrocession le propriétaire ayant exercé son droit de délaissement sur le bien mis en emplacement réservé et donc inconstructible, puis revendu après avoir été déclaré constructible, constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit ;
Que cette ingérence a une base claire et accessible en droit interne dès lors qu’elle est fondée sur les textes et la jurisprudence précités ;
Qu’elle est justifiée par le but légitime visant à permettre à la personne publique de disposer, sans contrainte de délai, dans l’intérêt général, d’un bien dont son propriétaire a exigé qu’elle l’acquière ;
Que, cependant, il convient de s’assurer, concrètement, qu’une telle ingérence ménage un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux et, en particulier, qu’elle est proportionnée au but légitime poursuivi ;
Qu’à cet égard, il y a lieu de relever qu’un auteur de Mme A… avait, sur le fondement du droit de délaissement et moyennant un prix de 800 000 francs (121 959,21 euros), cédé à la commune son bien, qui faisait alors l’objet d’une réserve destinée à l’implantation d’espaces verts, et que la commune, sans maintenir l’affectation du bien à la mission d’intérêt général ayant justifié sa mise en réserve, a modifié les règles d’urbanisme avant de revendre le terrain, qu’elle a rendu constructible, à une personne privée, moyennant un prix de 5 320 000 euros ;
Qu’il en résulte que, en dépit du délai de plus de vingt-cinq années séparant les deux actes, la mesure contestée porte une atteinte excessive au droit au respect des biens de Mme A… au regard du but légitime poursuivi ;
Que, dès lors, en rejetant la demande en paiement de dommages-intérêts formée par Mme A…, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».
En d’autres termes, la Cour de cassation ne remet pas en cause l’outil de l’emplacement réservé. Très clairement, elle rappelle que l’ingérence dans l’exercice du droit de propriété (que constitue la servitude d’emplacement réservée) est prévue par la loi et que, par ailleurs, elle est justifiée par un but légitime.
Mais en l’espèce cette ingérence a été jugée excessive.
De fait, la Commune a acquis le terrain objet de la servitude d’emplacement réservé au prix de 800.000 francs, en raison notamment de son caractère inconstructible. Elle l’a toutefois revendu, après avoir elle-même modifié la norme d’urbanisme, au prix de 5 320 000 euros. Cette plus-value, même réalisée 25 années après l’acquisition du bien par la Commune, caractère une atteinte au droit protégé par l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
La Cour d’appel de Lyon, désignée comme cour de renvoi, devra trancher le litige.
Cour_de_cassation_civile_Chambre_civile_3_18_avril_2019_18-11.414_Publié_au_bulletin.