Sur la compétence de droit commun du Juge judiciaire pour statuer sur les recours abusifs en urbanisme
Cass. 1ère civ., 16 nov. 2016, n° 16-14.152
Solution : Le nouvel article L. 600-7 du Code de l’urbanisme interdit-il de rechercher la responsabilité de l’auteur d’un recours considéré comme abusif devant le Juge judiciaire ? C’était la thèse soutenue par un requérant assigné devant les juridictions de l’ordre judiciaire. La Cour d’appel de Poitiers avait rejeté l’argumentation (CA Poitiers, 1ère ch. Civ., 22 janvier 2016, n° 15/04109). A juste titre considère la Cour de cassation :
« Mais attendu que l’arrêt retient exactement que, par dérogation au principe selon lequel des conclusions reconventionnelles tendant à ce que le demandeur soit condamné au paiement de dommages-intérêts pour procédure abusive ne sont pas recevables dans une instance en annulation pour excès de pouvoir, l’article L. 600-7 du code de l’urbanisme permet au bénéficiaire d’un permis de construire de solliciter, devant le juge administratif saisi d’un recours pour excès de pouvoir contre ce permis, des dommages-intérêts contre l’auteur du recours, une telle faculté n’étant cependant ouverte que dans des conditions strictement définies par ce texte ; que la cour d’appel a décidé, à bon droit, que cette disposition légale n’avait ni pour objet ni pour effet d’écarter la compétence de droit commun du juge judiciaire pour indemniser, sur le fondement de l’article 1382, devenu 1240 du code civil, le préjudice subi du fait d’un recours abusif ; que le moyen n’est pas fondé ».
Observations :
L’article L. 600-7 du Code de l’urbanisme, issu de l’ordonnance du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l’urbanisme, est l’une des dispositions issues des recommandations du groupe de travail présidé par le Président Labetoulle (« Construction et droit au recours : pour un meilleur équilibre »). On rappellera que cet article, d’application immédiate aux instances en cours, quelle que soit la date à laquelle est intervenue la décision administrative contestée, prévoit que « lorsque le droit de former un recours pour excès de pouvoir contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager est mis en œuvre dans des conditions qui excèdent la défense des intérêts légitimes du requérant et qui causent un préjudice excessif au bénéficiaire du permis, celui-ci peut demander, par un mémoire distinct, au juge administratif saisi du recours de condamner l’auteur de celui-ci à lui allouer des dommages et intérêts. La demande peut être présentée pour la première fois en appel ».
Autrement posé, cet article écarte expressément la jurisprudence du Conseil d’Etat selon laquelle en raison de la nature particulière du recours pour excès de pouvoir (qui constitue un procès fait à un acte, et non à une personne), des conclusions reconventionnelles tendant à ce que le demandeur soit condamné à payer à une personne mise en cause des dommages et intérêts pour procédure abusive ne peuvent être utilement présentées dans une instance pour excès de pouvoir (CE, 24 novembre 1967, Sieur Noble, rec. p. 443 ; CE, 23 juin 1995, Société CMC Mahieu, n° 149161).
Si la disposition est de plus en plus fréquemment invoquée par les bénéficiaires de permis, force est toutefois de constater que les juridictions estiment que l’action introduite par le requérant, qui dispose d’un intérêt à agir, n’excède tout simplement pas la défense de ses intérêts légitimes (CAA Nantes, 1er février 2017, M. et Mme E., n° 15NT03877 ; CAA Nantes, 1er février 2017, M. F.D., n° 15NT02658 ; CAA Versailles, 19 janvier 2017, M. et Mme C.E., n° 16VE00304 ; CAA Nantes, 9 janvier 2017, Association Le Clos de la Mare, n° 15NT01787 ; voir pour un arrêt censurant un jugement condamnant un requérant à verser la somme de 4 000 euros : CAA Bordeaux, 31 mai 2016, M. A.E., n° 15BX02051). Ce faisant, les juridictions administratives n’ont pas à s’interroger sur le caractère « excessif » du préjudice subi (un jugement, frappé d’appel, a toutefois condamné un requérant à verser la somme de 82 700 euros : TA Lyon, 17 novembre 2015, n° 1303301).
C’est bien pour autant que certains constructeurs préfèrent se tourner, comme avant l’introduction en droit positif de l’article L. 600-7 du Code de l’urbanisme, vers le Juge judiciaire en engageant la responsabilité civile des requérants, sur le fondement de l’abus d’ester en justice (Cass. Civ. 3ème, 5 juin 2012, pourvoi n°11-17919 ; Cass. Civ., 5 février 2015, n°14-11169 ; Cass. civ., 5 mars 2015, pourvoi n° 14-13491).
La question s’est posée de savoir si le nouveau dispositif institué par l’ordonnance du 18 juillet 2013 permettait encore de saisir le Juge judiciaire ou si, eu égard au fait que cette disposition a été introduite expressément pour dissuader les recours abusifs, seul le Juge administratif était désormais compétent pour connaître de la demande de réparation pour abus du droit de former un recours pour excès de pouvoir, à l’exclusion du Juge judiciaire.
La cour de cassation a refusé, ainsi qu’on pouvait au demeurant s’y attendre, de créer un « bloc de compétence » au profit du Juge administratif : par l’arrêt commenté – publié au Bulletin – , la Cour de cassation a approuvé les Juges de la Cour d’appel de POITIERS qui avaient jugé que « par dérogation au principe selon lequel des conclusions reconventionnelles tendant à ce que le demandeur soit condamné au paiement de dommages-intérêts pour procédure abusive ne sont pas recevables dans une instance en annulation pour excès de pouvoir, l’article L. 600-7 du code de l’urbanisme permet au bénéficiaire d’un permis de construire de solliciter, devant le juge administratif saisi d’un recours pour excès de pouvoir contre ce permis, des dommages-intérêts contre l’auteur du recours, une telle faculté n’étant cependant ouverte que dans des conditions strictement définies par ce texte ». Dans ces conditions, « que la cour d’appel a décidé, à bon droit, que cette disposition légale n’avait ni pour objet ni pour effet d’écarter la compétence de droit commun du juge judiciaire pour indemniser, sur le fondement de l’article 1382, devenu 1240 du code civil, le préjudice subi du fait d’un recours abusif ».
Le constructeur dont l’autorisation d’urbanisme est attaquée, selon lui, de manière déloyale disposera donc d’une alternative. Il pourra former des conclusions reconventionnelles devant le Juge administratif saisi de la légalité de son autorisation, à condition de démontrer que les deux conditions posées par l’article L. 600-7 du Code de l’urbanisme sont remplies. Il pourra aussi, plus classiquement, assigner devant le Tribunal de grande instance le requérant ; mais, en pratique, il sera souvent contraint, pour démontrer l’abus de droit du requérant, d’attendre l’issue du contentieux engagé devant le Tribunal administratif.
Pour être complet, on indiquera que cette grille d’analyse pourrait prochainement évoluer. Le législateur voulait en effet, à l’occasion de la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, procéder à la suppression de la condition – jugée trop restrictive – posée à l’article L. 600-7 du Code de l’urbanisme tenant au caractère « excessif » du préjudice allégué. Mais le Conseil constitutionnel, estimant que l’article 110 de cette loi ne présentait pas de lien avec les autres dispositions du projet de loi, a censuré ce « cavalier législatif » (décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017). Au demeurant, la proposition de loi portant sur l’accélération des procédures et la stabilisation du droit de l’urbanisme, de la construction et de l’aménagement adoptée par le Sénat le 2 novembre 2016 prévoyait déjà, en son article 2, une telle évolution. De sorte que l’on risque de passer, si la proposition de loi précitée est adoptée en l’état, d’une compétence complémentaire (le Juge judiciaire réparant le préjudice de « droit commun », le Juge administratif réparant le préjudice « excessif ») à une compétence concurrente entre les deux ordres de juridiction…
Rappel pratique : l’article L. 600-7 du Code de l’urbanisme ne vise que le « bénéficiaire du permis ». Si la Commune qui délivre le permis estime donc subir un préjudice en raison d’un recours abusif, elle devra donc se tourner vers le Juge judiciaire.
(Article paru dans la revue Actualité Juridique des Collectivités Territoriales – AJCT – du mois d’Avril 2017).
Philippe PEYNET – avocat associé