Une responsabilisation du cadre territorial
Article publié dans l’hebdomadaire La Gazette des Communes du 12 juin 2017.
Levier de modernisation : La responsabilisation du fonctionnaire est depuis longtemps conçue comme un vecteur à part entière des politiques de réforme de l’administration.
Nouvelle dimension : La loi du 20 avril 2016 vise à (ré-)investir le cadre d’une mission noble et ancienne : être le premier interlocuteur de ses collaborateurs dans ce qui fait sens commun, à savoir la déontologie.
Double contrôle : Le double contrôle, déontologique et technique, que doivent exercer les cadres sur les agents placés sous leur responsabilité est désormais clairement exprimé et renforcé.
Moins d’un an après la promulgation de la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, dite loi « Lebranchu », les collectivités territoriales et leurs établissements publics commencent à en mesurer les conséquences juridiques, managériales et organisationnelles. C’est notamment le cas dans le domaine de la prévention des conflits d’intérêts. Plus récemment, la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin 2 », vient ajouter ou modifier certaines dispositions « pas encore sèches » de la loi « Lebranchu ». Après analyse, une autre lecture doit en être réalisée : celle consistant à appréhender la responsabilisation du cadre qu’elles opèrent.
1 – Responsabilité ? Responsabilisation ?
Longtemps considérée comme un axe majeur des politiques de « renouveau du service public » ou de la « réforme de l’Etat et des services publics », la responsabilisation du fonctionnaire devait jouer le rôle de « levier de la modernisa-tion » administrative. Elle constituait le moyen de rompre avec une culture fondée « sur la hiérarchie, le respect de la norme et des procédures ». Dans cette occurrence, l’agent (et pas seulement le cadre) est conçu comme un vecteur à part entière des politiques de réforme de l’administration. Sa responsabilisation passe par un renforcement de ses responsabilités, dans le domaine de la gestion des ressources humaines, des ressources financières, ou encore des projets et missions confiés. L’approche était d’abord et avant tout managé-riale ; il s’agissait de faire entrer ce nouveau paradigme dans la gestion statutaire « classique » des ressources humaines.
Avec la loi « Lebranchu », l’enjeu de la responsabilisation des agents en général, des cadres en particulier, prend une autre dimension. Par ses dispositions expresses certes, mais aussi par les conséquences et réponses tant organisationnelles que mana-gériales qu’elle appelle, la loi du 20 avril 2016 vise à (ré)investir le cadre d’une mission aussi noble qu’ancienne : être le premier interlocuteur de ses collaborateurs dans ce qui fait sens commun, au-delà des dif-férences de métiers, de statuts ou de moyens, à savoir la déontologie.
La notion de responsabilisation prend alors une autre signification, à tout le moins acquiert une nouvelle dimension : elle conduit le cadre territorial à contribuer au respect de la norme et des procédures que la collectivité doit mettre en œuvre en vue de la prévention des conflits d’intérêts et de l’acculturation déontologique des agents publics. En effet, c’est à la collectivité qu’il appartient de fixer les objectifs et les pro-cédures destinés à s’assurer du « bon » fonctionnement de ses services du point de vue déontologique. Cette logique « descendante » pourrait apparaître… « déresponsabilisante ». Au contraire, en déterminant une ligne directrice interne, elle est indispensable pour assurer la cohérence du cadre déontologique général de l’organisation administrative considérée, évitant ainsi les discordances d’appréciation sur un même sujet ou une même question d’un agent à un autre, d’un cadre à un autre. Et permet au supérieur hiérarchique de contribuer pleinement et de manière sécurisée – car balisée – à la construction d’une nouvelle culture de la déontologie.
Bien évidemment, cette responsabilisa-tion du cadre ne va pas sans potentiellement questionner sa responsabilité, notamment juridique. C’est ce qui ressortait déjà clairement des travaux de la commission « Sauvé », qui estimait que « l’émergence de cette nouvelle culture implique essentiel-lement la hiérarchie politique et administrative : la déontologie et la prévention des conflits d’intérêts ne sont pas en effet seulement une affaire de conscience individuelle ; elles sont une affaire d’organisation collective », fondant ainsi une « responsabilité partagée entre les personnes publiques et leurs agents ».
2 – Un impératif général
Le fondement général de la responsabilité particulière du cadre dans la construction de cette culture déontologique opérationnelle est, à l’évidence, l’article 28 de la loi du 13 juillet 1983. Ainsi, « tout fonctionnaire, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées. Il doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique ». Le cadre est « saisi » par deux principes majeurs du fonctionnement régulier de l’administration : le principe de responsabilité lié à l’exécution des tâches confiées, qui s’impose à lui comme à « tout fonctionnaire », et le principe d’habilitation, qui lui donne le pouvoir, par ses directives, d’organiser le travail de ses subordonnés et d’assurer un contrôle de son effectivité.
Traditionnellement conçue comme investissant le supérieur hiérarchique de la capacité et de l’obligation de vérifier que les agents placés sous sa responsabilité accomplissent leurs tâches dans le respect des règles de l’art du domaine d’activité considéré (secteur social, commande publique, RH…), cette disposition se traduit désormais par l’obligation de contrôler que le travail est « déontologiquement », et pas seulement « techniquement », bien fait. D’aucuns considéreront, à juste titre, que ce double contrôle, déontologique et tech-nique, s’imposait déjà nécessairement aux cadres vis-à-vis de leurs équipes, bien avant la loi « Lebranchu ».
Pour autant, cet impératif est désormais clairement exprimé, puisque l’article 25 de la même loi dispose qu’« il appartient à tout chef de service de veiller au respect de ces principes [déontologiques] dans les services placés sous son autorité ». L’habilitation n’est plus seulement logique : elle est expresse. Et elle se prolonge par la faculté laissée au « chef de service » (notion à prendre dans le sens de cadre encadrant, et non dans sa définition strictement administrative) de « préciser, après avis des représentants du personnel, les principes déontologiques applicables aux agents placés sous son autorité, en les adaptant aux missions du service ». Pour les collectivités territoriales, cela signifie que l’autorité territoriale a la capacité d’élaborer et de définir des codes de conduite ou des chartes de déontologie générale, pour l’ensemble de leur structure, qui peuvent s’accompagner de guides pratiques traduisant, à partir de cas concrets, la réalité de ces obligations dans l’exercice des fonctions dans un domaine d’activité considéré. On peut effectivement rappeler que l’obligation de discrétion professionnelle s’impose à tous, et ensuite préciser c omment elle se met en œuvre dans des secteurs aussi différents que les ressources humaines, les affaires scolaires ou le secteur médicosocial.
Du point de vue managérial, cette situation doit faire l’objet d’un traitement spécifique, car il s’agit pour le cadre d’assurer une forme de « surveillance » de ses collaborateurs, lui permettant de s’assurer que les principes déontologiques inhérents à leurs fonctions sont bien respectés, tout en évitant de s’immiscer trop fortement dans leur vie privée (comme le conflit d’intérêts peut parfois y conduire) ou de réduire sensiblement leur marge de manœuvre dans l’exercice des fonctions. Sans que ces outils n’exo-nèrent le cadre « des respon-sabilités qui lui incombent par la responsabilité propre de ses subordonnés », il faut avoir conscience qu’ils sont d’une grande utilité pour permettre au supérieur de se saisir de ses nouvelles obligations et de pouvoir correctement les assumer. D’autant qu’elles ont été récemment renforcées.
A noter : C’est à la collectivité qu’il appartient de fixer les objectifs et procédures destinés à s’assurer du « bon » fonctionnement de ses services du point de vue déontologique.
3 – Champ d’intervention étendu
Au-delà de la mission générale résultant de la lecture combinée des articles 25 et 28 de la loi de 1983, certaines situations méritent toute l’attention des cadres territoriaux. Incontestablement, le rôle du cadre dans la prévention des conflits d’intérêts doit interpeller. Bien évidemment soumis à l’obligation générale de prévention, qui pèse sur tous les agents publics (quels que soient leur cadre d’emplois, grade et fonctions), et éventuellement soumis aux obligations déclaratives complémentaires, le supérieur hiérarchique est investi d’une responsabilité particulière en la matière. Lorsqu’un fonctionnaire estime se trouver dans une situation de conflit d’intérêts, il doit saisir son supérieur hiérarchique. Il revient à ce dernier de confier, le cas échéant, le traitement du dossier ou l’élaboration de la décision à une autre personne que l’agent qui l’a saisi.
Deux observations s’imposent. En premier lieu, une fois saisi, c’est au supérieur hiérarchique qu’il appartient d’apprécier la situation que son collaborateur lui a soumise. Il est ainsi investi, au titre du principe hiérarchique, de la responsabilité de confirmer à l’agent qu’il peut gérer le dossier litigieux ou participer au processus de décision en cours, ou au contraire, de confier « le cas échéant, le traitement du dossier ou l’élaboration de la décision à une autre personne ». Dans une telle situation, le supérieur use de son pouvoir hiérarchique, et non d’un quelconque pouvoir de conseil. C’est donc lui qui endossera la responsabilité de maintenir un agent sur le dossier, au risque d’apprécier de manière erronée la situation soumise à son examen. En second lieu, le cadre peut également « s’autosaisir » de la situation potentielle ou avérée de conflit d’intérêts dans laquelle l’un de ses collaborateurs pourrait se trou-ver. En effet, l’article 25 bis, II indique que le supérieur peut confier le traitement du dossier ou l’élaboration de la décision à une autre personne (ou le maintenir dans le portefeuille d’activités de l’agent) « de sa propre initiative ».
L’alerte éthique est également un domaine de renforcement des responsabilités du cadre. Qu’elle soit lancée sur le fondement de l’article 6 ter A de la loi du 13 juillet 1983 ou des articles 6 à 8 de la loi « Sapin 2 », le supérieur hiérarchique est largement concerné. Ainsi, c’est à lui que doivent être prioritairement adressés le signalement du lanceur d’alerte et les élé-ments de nature à l’étayer. C’est une condi-tion de validité de l’alerte interne et, sur-tout, une condition pour que son auteur bénéficie des mesures protectrices prévues. Quant au cadre, destinataire du signalement, il lui revient d’entamer le traitement des éléments qui lui ont été transmis, par l’accomplissement de diligences permettant au lanceur d’alerte de considérer que sa démarche n’a pas été vaine. Si tel n’est pas le cas, cette absence de diligences fonde le lanceur d’alerte à poursuivre sa démarche en saisissant l’autorité judiciaire et/ou une autorité administrative, voire dans les cas extrêmes, à rendre public son signalement. Cette place essentielle du cadre dans le dispositif d’alerte interne met en exergue l’attention qu’il faudra porter à la mise en place obligatoire (pour les départements, régions et communes/EPCI de plus de 10 000 habitants) de « procédures appropriées de recueil des signalements émis par les membres de leur personnel ou par des collaborateurs extérieurs et occasionnels », ainsi qu’à la facilitation du recours par le cadre aux conseils du référent déontologue.
La nouvelle réglementation sur les cumuls d’activités renforce la responsabilité du cadre territorial, même s’il intervenait déjà selon la réglementation antérieure. Encadré par les dispositions de la loi « Lebranchu », le dispositif arrêté par le décret du 27 janvier 2017 induit un rôle accru pour le cadre dans le contrôle de ses agents. Au titre de l’exercice d’une activité accessoire, le supérieur devra se prononcer sur le point de savoir si l’activité projetée ne porte pas atteinte au fonctionnement normal du service. Et l’autorité dont relève l’agent pourra « à tout moment » s’opposer à la poursuite de ladite activité « dès lors que l’intérêt du service le justifie ». C’est aussi à l’autorité hiérarchique dont il relève que l’agent souhaitant poursuivre une activité privée au sein d’une société ou cumuler des activités à temps non complet devra présenter une déclaration écrite. La responsabilité du cadre ne doit donc pas être relativisée. C’est à lui que revient l’obligation de vérifier que le fonc-tionnaire, en situation de cumul, assure effectivement et prioritairement « l’exécution des tâches qui lui sont confiées », et que ses activités annexes le restent, et ne portent en rien atteinte au service.
Références :
• Loi du 9 déc. 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin 2 ».
• Loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, dite « Lebranchu ».
• Loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dite « Le Pors ».
4 – Une fonction concurrencée ?
Les collectivités ont l’obligation de per-mettre à leurs agents d’exercer un droit que la loi « Lebranchu » leur a octroyé, le droit au conseil déontologique. Aux termes de l’article 28 bis, « tout fonctionnaire a le droit de consulter un référent déontologue, chargé de lui apporter tout conseil utile au respect des obligations et des principes déontologiques mentionnés aux articles 25 à 28 » de la loi de 1983. Le référent déontologue est, à l’évidence, une innovation majeure. Le praticien sait trop bien que bon nombre de transgressions des règles déontologiques sont liées à une méconnaissance de ces impératifs, ou plus souvent de leur portée réelle. Pouvoir questionner une personne ou un collège qui sera chargé de conseiller et d’accompagner un agent dans la prise de la « bonne » décision déontologique est une avancée incontestable. Ce qui, corrélativement, « oblige » les collectivités dans le choix du référent à éviter les erreurs de casting.
A priori, les fonctions de référent et de supérieur hiérarchique sont complémentaires. L’article 28 bis n’indique-t-il pas que la fonction de conseil du référent déontologue « s’exerce sans préjudice de la responsabilité et des prérogatives du chef de service » ? D’autant plus que le référent conseille, oriente ou recommande, alors que le cadre dirige, donne des directives et assume une responsabilité pour cela. Si juridiquement les choses semblent claires, l’anticipation raisonnable des pratiques révèle que des « zones de friction » sont envisageables, et doivent être prévenues. Ci-après, deux exemples, parmi de nombreux. Comment résoudre l’éventuelle divergence d’appréciation entre le référent et le cadre sur une même question posée par un agent ? Imaginons qu’un agent consulte le déontologue sur une situation potentielle de conflit d’intérêts le concernant, que celui-ci estime que le conflit est avéré, alors que le cadre saisi a indiqué à son collaborateur qu’il pouvait continuer à gérer la situation problématique. Hypothèse d’école ? Sera-t-il si simple de considérer que la directive hiérarchique prime sur la recommandation déontologique ?
Plus encore, comment gérer la différence d’appréciation sur une alerte éthique, puisque celle-ci peut être portée à la connaissance d’un référent désigné par la collectivité, et dans certains cas, doit être transmise au cadre ? Résoudre ces dilemmes n’a rien d’impossible, mais cela doit passer par une organisation interne qui intègre l’ensemble des obligations juridiques et procédurales que les lois « Lebranchu » et « Sapin 2 » imposent aux administrations locales, une lettre de mission et un « règlement » de la fonction de déontologue qui permettent la complémentarité entre ses missions et celles des cadres, ainsi qu’une action formative ciblée sur ces derniers, afin de les accompagner dans leurs nouvelles responsabilités. Pour le juriste opérationnel, au-delà de l’énoncé des règles à respecter, c’est une contribution décisive à la création des conditions matérielles et organisationnelles de leur respect effectif qui est attendue.
Samuel DYENS – Avocat associé