Des précisions sur les motifs d’abrogation d’une décision attribuant la protection fonctionnelle

Jurisprudence 22 mars 2019

CE, 1er octobre 2018,n°412897

 

Solution : Le Conseil d’État vient préciser le régime juridique des décisions mettant fin, pour l’avenir, au bénéfice de ce droit statutaire qu’est la protection fonctionnelle, en particulier sur les motifs susceptibles de fonder de telles mesures. Ainsi, « l’autorité administrative peut mettre fin à cette protection pour l’avenir si elle constate à la lumière d’éléments nouvellement portés à sa connaissance que les conditions de la protection fonctionnelle n’étaient pas réunies ou ne le sont plus, notamment si ces éléments permettent de révéler l’existence d’une faute personnelle ou que les faits allégués à l’appui de la demande de protection ne sont pas établis ». Plus encore, dans le cas où la demande de protection fonctionnelle a été présentée à raison de faits de harcèlement,  la Haute-Juridiction indique que « la seule intervention d’une décision juridictionnelle non définitive ne retenant pas la qualification de harcèlement ne suffit pas, par elle-même, à justifier qu’il soit mis fin à la protection fonctionnelle ; que, cependant l’administration peut réexaminer sa position et mettre fin à la protection si elle estime, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, que les éléments révélés par l’instance, et ainsi nouvellement portés à sa connaissance, permettent de regarder les agissements de harcèlement allégués comme n’étant pas établis ».

 

Observations :Le Conseil d’État devait se prononcer sur la légalité de l’abrogation d’une décision d’attribution de la protection fonctionnelle. Cette dernière avait été attribuée, le 26 mars 2013, à un agent du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) au titre des agissements de harcèlement moral dont l’intéressé estimait avoir été victime. Par une décision du 8 juillet 2014 se fondant sur un jugement non définitif du tribunal administratif de Paris rejetant les demandes indemnitaires de l’agent, le CESE a décidé d’abroger la décision d’attribution de la protection fonctionnelle et de refuser de rembourser la consignation de 3000 € que l’agent avait dû verser au titre de sa plainte avec constitution de partie civile. Alors que le tribunal administratif de Paris a annulé cette décision, par jugement du 20 juin 2016, la cour administrative d’appel de Paris a censuré ce même jugement, en date du 30 mai 2017, en ce qu’il avait annulé la décision du CESE refusant de la prise en charge pour l’avenir des frais qui seraient engagés par le requérant au titre des procédures juridictionnelles intentées à son initiative. Si la filiation de cette décision avec la jurisprudence Portalis(CE, 14 mars 2008, M. Portalis, n°283943) est évidente, il ne faut toutefois pas s’y tromper. Le Conseil d’État ne se limite pas à faire une énième application des principes issus de la décision du 14 mars 2008 au cas d’espèce ; il vient compléter assez nettement le régime juridique de l’abrogation des actes créateurs de droits que constituent les décisions d’attribution de la protection fonctionnelle. Trois aspects principaux appellent commentaires (et questions).

 

  1. Depuis la décision Ternon(CE, 26 octobre 2001, n°197018), on sait que le régime juridique de la « disparition » des actes administratifs répond à un régime complexe (S. Dyens, La disparition des actes des collectivités territoriales, AJCT 2011, p.286). Selon cette décision, « sous réserve de dispositions législatives ou réglementaires contraires, et hors le cas où il est satisfait à une demande du bénéficiaire, l’administration ne peut retirer une décision individuelle explicite créatrice de droits, si elle est illégale, que dans le délai de quatre mois suivant la prise de cette décision». La jurisprudence subséquente est venue affiner, préciser et compléter ce dispositif. Ainsi, en premier lieu, par une décision Mme Soulierdu 6 novembre 2002, le Conseil d’État distingue nettement les décisions administratives accordant un avantage financier – qui créent des droits au profit de leur bénéficiaire, même si l’administration avait l’obligation de le refuser – et « les mesures qui se bornent à procéder à la liquidation de la créance née d’une décision prise antérieurement», seules les premières répondant, pour leur disparition, aux principes de la jurisprudence Ternon. En second lieu, la Haute-Juridiction précise qu’un acte administratif obtenu par fraude ne crée pas de droits pour son bénéficiaire. Par conséquent, un tel acte peut être retiré ou abrogé par l’autorité compétente à tout moment (CE, 29 novembre 2002, Assistance Publique-Hôpitaux de Marseille, n°223027). En troisième lieu, le point de départ du délai de quatre mois pendant lequel un acte créateur de droits peut être valablement retiré a été fixé au jour de la signature de l’acte (CE, 21 décembre 2007, Sté Bretim, n°285515). Autant de principes s’appliquant à la disparition des décisions d’attribution de la protection fonctionnelle, ces dernières entrant dans la catégorie des actes créateurs de droits (CE, 22 janvier 2007, M. Maruani, n°285710). C’est dans ce cadre brièvement rappelé qu’était intervenue la décision Portalis. Par cette dernière, le Conseil d’État a « posé » le régime applicable aux décisions relatives à la protection fonctionnelle, lorsque l’agent public est mis en cause pénalement (aujourd’hui, art.11-III, L. 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires). D’abord, en confirmant que le caractère d’acte créateur de droits de la décision accordant la protection fonctionnelle fait obstacle à ce qu’elle puisse être légalement retirer, plus de quatre mois après sa signature, hormis dans l’hypothèse où celle-ci aurait été obtenue par fraude. Ensuite, en indiquant que lorsqu’elle est saisie d’une demande d’un agent sollicitant le bénéfice de la protection fonctionnelle, l’administration ne peut refuser d’y faire droit qu’en opposant, si elle s’y croit fondée, au vu des éléments dont elle dispose à la date de la décision, « le caractère de faute personnelle des faits à l’origine des poursuites au titre desquelles la protection est demandée ». Enfin, en affirmant que, dans le cas où, l’administration a accordé sa protection, elle peut mettre fin à celle-ci pour l’avenir, si elle constate « postérieurement, sous le contrôle du juge, l’existence d’une faute personnelle ». Autrement posé, l’existence d’une faute personnelle du demandeur constituait logiquement le point central de l’analyse de l’administration, soit lors de l’instruction de la demande de protection, soit – lorsqu’elle avait été attribuée – lors de l’abrogation de la décision d’attribution, dans la mesure où l’article 11-III précité pose une alternative simple : soit il y a faute personnelle, et l’administration doit refuser la protection ; soit une telle faute n’est pas constatée au moment de l’instruction de la demande, et la protection doit être attribuée, sous la réserve toutefois « qu’un motif d’intérêt général ne s’y oppose pas » (CE, 8 juin 2011, M. Farre, n°312700). Pour mémoire, dans une importante décision (CE, 30 décembre 2015, Commune de Roquebrune-sur-Argens, n°391798), le Conseil d’État a distingué trois hypothèses dans lesquelles une faute – commise dans le cadre du service – peut être qualifiée de faute personnelle. Il peut ainsi s’agir soit de faits « qui révèlent des préoccupations d’ordre privé », soit de faits « qui procèdent d’un comportement incompatible avec les obligations qui s’imposent dans l’exercice de fonctions publiques », soit enfin, de faits« qui, eu égard à leur nature et aux conditions dans lesquelles ils ont été commis, revêtent une particulière gravité ». Dans cette même décision, le Conseil d’État a par ailleurs précisé que « ni la qualification retenue par le juge pénal, ni le caractère intentionnel des faits retenus contre l’intéressé ne suffisent par eux-mêmes à regarder une faute comme étant détachable de l’exercice des fonctions ».

 

  1. La décision commentée vient compléter ce dispositif, en traitant plus précisément des décisions relatives à la protection fonctionnelle, lorsque l’agent s’estime victime de faits de harcèlement moral, hypothèse aujourd’hui régie par l’article 11-IV de la loi du 13 juillet 1983, aux termes duquel « la collectivité publique est tenue de protéger le fonctionnaire contre les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne, les violences, les agissements constitutifs de harcèlement, les menaces, les injures, les diffamations ou les outrages dont il pourrait être victime sans qu’une faute personnelle puisse lui être imputée». De manière très schématique, le Conseil d’État procède ici en quatre temps. D’abord, en confirmant que les décisions attribuant la protection fonctionnelle, actes créateurs de droits, ne peuvent être valablement retirer que dans le délai de quatre mois après leur signature, sauf si l’acte a été obtenu par fraude. Ensuite, en confirmant que l’administration peut mettre fin pour l’avenir à cette protection « si elle constate à la lumière d’éléments nouvellement portés à sa connaissance que les conditions de la protection fonctionnelle n’étaient pas réunies ou ne le sont plus ». Mais le Conseil d’État va plus loin ici que dans son arrêt Portalis– et que l’article 11-IV de la loi de 1983. Alors que seule l’existence d’une faute personnelle pouvait conduire à un refus initial ou à une abrogation de la protection de l’agent, il va ici indiquer que peuvent justifier une telle décision d’abrogation, non seulement l’existence d’une faute personnelle certes, mais aussi le constat « que les faits allégués à l’appui de la demande de protection ne sont pas établis». Cette extension des motifs d’abrogation se justifie logiquement dans nombre des hypothèses visées à l’article 11-IV, dans lesquelles la question de l’existence matérielle de « l’agression » se pose très souvent en pratique. Enfin, relevons que cette extension des motifs d’abrogation des décisions d’attribution de protection fonctionnelle ne se limite pas à la seule vérification de l’existence matérielle et juridique des faits. Le Conseil d’État, usant de l’adverbe « notamment », fait du constat de l’existence d’une faute personnelle ou de l’inexistence des faits sur le fondement desquels la demande de protection a été fondée de « simples » illustrations et ouvre le champ des possibles, d’autres motifs pouvant à l’avenir, potentiellement, justifier à leur tour l’abrogation de la protection attribuée.

 

  1. Le juge vient, in fine, préciser l’application de ces nouvelles directives jurisprudentielles aux hypothèses de protection fonctionnelle fondées sur des faits de harcèlement. Dans une délicate recherche d’équilibre entre deux intérêts légitimes – celui de l’administration lui permettant d’abroger des décisions initialement ou finalement injustifiées, celui de l’agent consistant à ne pas voir la protection dont il bénéficie remise en cause trop facilement – le Conseil d’État décide que « la seule intervention d’une décision juridictionnelle non définitive ne retenant pas la qualification de harcèlement ne suffit pas, par elle-même, à justifier qu’il soit mis fin à la protection fonctionnelle». L’administration peut toutefois réexaminer sa position et mettre fin à la protection si elle estime, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, que « les éléments révélés par l’instance, et ainsi nouvellement portés à sa connaissance », permettent de regarder les agissements de harcèlement allégués comme n’étant pas établis (cons.4). Autrement posé, cela signifie que tant que la décision juridictionnelle n’est pas définitive – au sens, selon notre interprétation, de décision ne pouvant plus faire l’objet d’une voie de recours – il est plus qu’hasardeux pour l’administration de ne se fonder que sur cette décision juridictionnelle. En revanche, ainsi que l’y invite le juge, les éléments révélés par l’instance contentieuse peuvent être utilisés pour réexaminer la probabilité de l’existence des faits de harcèlement invoqués. Immédiatement, une question se pose. Que faut-il entendre par « révélés par l’instance » ? S’agit-il d’éléments jusqu’alors inconnus de l’administration, qui la conduirait à revoir sa position ? Ou s’agit-il d’éléments de la situation, déjà connus éventuellement par l’administration, mais sur lesquels le juge va porter une lecture, une analyse, voire une qualification différente de celle de l’autorité compétente ? Cette question est centrale pour déterminer la capacité réelle de l’administration à mettre fin pour l’avenir à la protection de son collaborateur. Même si la différence peut apparaître formellement délicate à réaliser, une consigne pratique semble se dégager pour l’administration. Cette dernière ne saurait prendre « pour argent comptant » les éléments contenus dans une décision juridictionnelle non-définitive ; elle doit au contraire se livrer à une analyse in concreto(nous soulignons) des éléments révélés par l’instance et de la situation du demandeur qui en résulte, afin de pouvoir valablement motiver une décision d’abrogation. En revanche, la rédaction adoptée par le juge paraît signifier que, dès lors que la décision juridictionnelle sera définitive (au sens proposé plus avant), les éléments qu’elle révèlera pourront fonder l’abrogation de la protection. Une difficulté d’articulation pourra toutefois surgir, lorsque les mêmes faits auront fait l’objet (comme en l’espèce d’ailleurs) à la fois d’une procédure administrative contentieuse et d’une procédure pénale.

Au final, tout en permettant à l’autorité compétente de pouvoir réinterroger plus largement sa décision d’attribution de la protection fonctionnelle (sous réserve de la notion de « révélation par l’instance »), le juge impose à l’administration une obligation de motivation adaptée, spécifique, et non stéréotypée ou par référence à une décision juridictionnelle non définitive, comme il le fait pour d’autres décisions administratives défavorables.

 

 

Rappel pratique

Une attention particulière doit être apportée à la rédaction des décisions d’attribution de protection fonctionnelle. Elles doivent notamment faire apparaître l’hypothèse du « réexamen » de l’octroi initial de la protection. En ce sens, la Cour administrative d’appel de Paris avait déjà jugé « qu’il ne résulte d’aucun texte, ni principe général du droit, que la décision d’accorder la protection fonctionnelle soit créatrice de droits pour l’ensemble des procédures pénales, notamment les procédures d’appel et de cassation, concernant un fonctionnaire ou un agent public »(CAA Paris, 4 février 2015, n°14PA01512). Plus récemment encore, mettant en œuvre la loi « Lebranchu » du 20 avril 2016, le décret n° 2017-97 du 26 janvier 2017 relatif aux conditions et aux limites de la prise en charge des frais exposés dans le cadre d’instances civiles ou pénales par l’agent public ou ses ayants droit est venu institutionnaliser cette pratique, son article 3 disposant que « la décision de prise en charge au titre de la protection fonctionnelle indique les faits au titre desquels la protection est accordée. Elle précise les modalités d’organisation de la protection, notamment sa durée qui peut être celle de l’instance ».Une telle pratique doit être encouragée car elle permettra à l’Administration de se prononcer à plusieurs reprises sur une situation qui est susceptible d’évoluer rapidement.

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