Par six jugements, lus le 15 octobre 2019, le Tribunal administratif de Marseille (3ème chambre) répond, avec fracas, à trois questions essentielles relatives au financement du TER par les Régions autorités organisatrices de transport : que se passe-t-il en cas de désaccord et d’impossibilité d’aboutir à une convention avec l’opérateur historique, SNCF Mobilités, auquel le droit positif accorde encore, jusqu’au 25 décembre 2023 au plus tard, un monopole ? Dans quelle mesure les Régions peuvent-elles contester les postes de coûts présentés par SNCF Mobilités ? Et surtout, qu’en est-il de la légalité des conventions types défendues par SNCF Mobilités, comprenant notamment des clauses financières assez opaques quant au montant des charges qu’il affirme supporter pour l’exploitation du service, dont une proportion importantes de «charges de structure » nationales ?
1/ Une région peut elle, en cas de désaccord avec SNCF Mobilités sur le contenu -notamment financier – du contrat pluriannuel à conclure entre les parties (art. L. 2121- 4 du code des transports), prendre acte du désaccord, constater l’absence de contrat, et fixer, par acte unilatéral, à la fois le contenu du service et le montant de l’indemnité provisoire qu’elle estime équitable de verser à l’opérateur au titre de la compensation des obligations de service public ?
Cette question a donné lieu à quatre jugements : deux consacrés à la légalité même de la délibération unilatérale, et deux relatifs aux demandes indemnitaires de SNCF Mobilités (pour 2017, REP n°1701162 et plein contentieux n°1703792 – Montant : 55 M ; pour 2018, REP n° 1801262 et plein contentieux 1804937 – Montant : 55 M).
La solution est très claire, selon le Tribunal :
– la Région n’est pas tenue de conclure une convention dont le contenu ne lui paraît pas satisfaisant ;
– la Région détient (Article 6 du règlement (CE) n°1370/2007 du 23 octobre 2007 et article L.2121-3 du Code des transports) le pouvoir de fixer unilatéralement le contenu du service et le montant de la contribution régionale complémentaire aux recettes perçues sur les usagers.
2/ Une Région peut-elle, dans le cadre d’une convention pluriannuelle, refuser le montant de compensation annuel qui lui est définitivement demandé par SNCF Mobilités et fixer unilatéralement ce montant, sur la base des chiffres qu’elle a elle-même réunis et qui ne sont pas efficacement contestés par SNCF Mobilités ?
Un jugement (n° 1705057) est rendu sur ce point, qui confirme sans ambiguïté que :
– la Région n’est pas tenue d’accepter sans discussion tous les montants présentés par SNCF Mobilités ;
– la Région peut fixer par acte unilatéral le montant de la contribution qui lui semble fondé notamment en s’appuyant sur les propres déclarations de SNCF Mobilités.
3/ Une Région peut-elle refuser le montant de contribution prévisionnelle annuel calculé par SNCF Mobilités sur la base des mécanismes de la convention pluriannuelle, au motif que ces derniers aboutissent à un niveau de charges trop élevé et insuffisamment justifié, ce qui exposerait la Région à un risque de requalification des sommes versées en aide publique illégale au regard du droit de l’UE ?
Le jugement rendu sur ce point (N° 1705056 ) est sans doute le plus lourd de conséquence : le tribunal écarte en effet comme illégale la convention pluriannuelle en constatant que ses dispositions financières -et notamment celles forfaitisant l’essentiel des postes de charges, dont beaucoup constituent une cote part de frais de structures nationaux (la composante C1)- ne sont pas suffisamment détaillées et sincères pour répondre aux impératifs du droit de l’Union Européenne.
Cette analyse non seulement permettait mais encore imposait à la Région d’écarter la convention, comme illégale. En droit, c’est un véritable coup de tonnerre, le Tribunal remettant purement et simplement en cause l’ensemble du schéma contractuel pratiqué par SNCF Mobilités depuis des décennies.
La question financière n’est pas pour autant réglée. Le tribunal accueille la demande d’expertise de la Région et impute clairement à SNCF Mobilités la charge de la preuve des coûts à couvrir par la Région au-delà des sommes allouées.
Ces trois solutions dépassent évidemment le cadre géographique de la Région SUD Provence Alpes Côte d’azur (ex PACA) et concernent l’ensemble des régions, dont le TER représente un poste financier considérable, sinon le premier, en concurrence avec les lycées. Pour les seules affaires concernées, le montant des sommes réclamées par SNCF Mobilités atteignait près de 160 millions d’euros.
Mais c’est surtout en droit que ces jugements ont une portée considérable.
Aucun des points en litige n’avait été tranché jusqu’alors par les juridictions administratives.
Pour les premiers points, les jugements concernent des épisodes assez identifiés, ceux de la négociation des conventions, qui relèvent du passé pour une bonne partie des Régions françaises. Nombreuses avaient été les Régions tentées de résister à la pression de la SNCF en phase de négociation ; mais aucune n’avait, comme la Région Sud-Provence Alpes Côte d’Azur, « accepté le vide » et choisi la voie d’un acte unilatéral pour assurer la continuité du service. En donnant pleinement raison à la Région Sud-Provence Alpes Côte d’Azur, le Tribunal jette un pavé dans la mare.
Il corrobore en outre ce qui constituait une lacune du texte : à savoir l’absence d’indication des modalités de règlement des désaccords ; il sera à cet égard souligné qu’à l’occasion des travaux parlementaires, le Sénat avait très pertinemment proposé une marche à suivre très précise dans une telle hypothèse, avec saisine d’une autorité arbitrale ad hoc. Cette rédaction, qui n’avait pas été retenue, pourrait peut-être inspirer le législateur aujourd’hui…
Plus encore, s’agissant du dernier point, le jugement rendu est extrêmement lourd de conséquence : c’est le principe même des modalités de calcul des charges proposées par SNCF Mobilités qui est condamné par le tribunal dans des termes sans ambiguïté. Et surtout, la conséquence n’est pas une faculté offerte aux régions, mais bien plutôt, implicitement, une véritable obligation… Si la convention est illégale, les régions devaient refuser de la signer, et doivent refuser de l’exécuter…
Le risque à poursuivre l’exécution serait considérable pour les régions et dans un premier temps l’État Français : l’enjeu est en effet celui de la requalification des sommes versées en aides publiques illégales, que l’État, d’abord, et les régions in fine, pourraient être contraintes de reverser au budget de l’Union Européenne… La double peine en somme.
Le sujet devient même vertigineux si l’on se place du point de vue de SNCF Mobilités, qui serait d’abord potentiellement privé de conventions d’exploitation du service TER des différentes régions pour l’avenir, à l’heure où l’ouverture à la concurrence rend si précieuses les conventions en cours… Et pour le passé, la question se pose d’éventuelles répétitions de l’indu…
En somme, c’est donc bien une véritable tempête que ces jugements révèlent, ces questions étant connues depuis bien longtemps des spécialistes. Et il est peu probable que SNCF Mobilités, qui a toujours balayé d’un revers de la main les interrogations sur ces sujets, laisse les jugements devenir définitifs. Mais évidemment, le pari est risqué : la solution prendra encore plus de poids si elle est confirmée par une Cour administrative d’appel ou le Conseil d’Etat…