Les décisions de préemption ont donné lieu, ces derniers années, à un contentieux qualifié par le Conseil d’Etat d’ « abondant et pathologique » (voir sur ce point, Le droit de préemption, Les études du Conseil d’Etat, La documentation française p. 40).
Une des difficultés identifiées était liée au recours formé par l’acquéreur évincé. Dès lors, en effet, que son nom n’est pas nécessairement mentionné dans la déclaration d’intention d’aliéner, le titulaire du droit de préemption urbain ne peut, par définition, lui notifier sa décision. De sorte que le délai de recours contentieux ne court pas à son égard (pour des illustrations, voir CE, 23 mars 1994, Commune d’Aubervilliers, n°114812 ; CE, 14 novembre 2007, SCI du Marais, n° 305620). En conséquence, le Tribunal administratif pouvait être saisi plusieurs mois après la décision de préemption (sans que ce recours ne soit, en droit, tardif).
Pour tenter de remédier à cette difficulté, la loi ELAN a modifié l’article L. 213-2 du Code de l’urbanisme pour poser le principe de la notification de la décision de préemption à l’acquéreur évincé. Mais l’efficacité de la mesure est nécessairement limitée, si le nom de l’acquéreur évincé n’est pas mentionné dans la déclaration d’intention d’aliéner… ( sur le fait, par ailleurs, que les nouvelles dispositions de la loi ELAN relatives à la notification de la décision de préemption à l’acquéreur évincé « ne sauraient avoir pour objet ou pour effet d’instaurer une nouvelle condition de légalité de la décision de préemption », voir CAA Versailles, 23 mars 2017, Commune de Brunoy, n° 15VE01734).
Le législateur a par ailleurs prévu une nouvelle formalité d’affichage de la décision de préemption, destinée à faire courir le délai de recours contentieux vis-à-vis des tiers (a priori relativement limités à suivre la jurisprudence : cela peut être, par exemple, une association de contribuables locaux : CAA Nancy, 1er octobre 1998, Commune de Jeumont, n° 97NC02311). Mais l’effort pour considérer que cet affichage, quand il est réalisé, est suffisant vis-à-vis de l’acquéreur évincé, notamment quand l’identité de ce dernier figurait dans la DIA, est conséquent (pour une illustration de l’insuffisance d’un affichage, voir en ce sens : TA Montreuil, 12 juillet 2018, n° 1706623).
L’insécurité juridique demeure donc, sauf quand l’acquéreur évincé admet lui-même avoir eu connaissance de la décision de préemption.La théorie de la connaissance acquise peut alors s’appliquer, combinée avec la désormais bien connue jurisprudence Czabaj (CE, 13 juillet 2016, n° 387763). C’est la solution retenue dans la décision commentée, rendue le 16 décembre dernier (CE, 16 décembre 2019, n° 419220, à paraitre aux Tables).
Le Conseil d’Etat rappelle, dans un premier temps, que « l’acquéreur évincé étant au nombre des personnes, destinataires de la décision de préemption, auxquelles cette décision doit être notifiée, il résulte de ces dispositions que ce délai ne lui est pas opposable si elle ne lui a pas été notifiée avec l’indication des voies et délais de recours ». La rédaction est très claire : à défaut de notification de la décision de préemption à l’acquéreur évincé, le délai de recours contentieux ne court pas. L’affichage de la décision de préemption (désormais prévu par l’article L. 213-2 du Code de l’urbanisme) ne permettra donc pas, dans cette hypothèse, de faire courir ce délai.
Ceci posé, la Haute assemblée s’inscrit dans le cadre de sa décision d’assemblée Czabaj.
Ainsi, « le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance. En de telles hypothèses, si le non-respect de l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable. En règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l’exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance ».
Le fondement de cette solution est aussi rappelé, dans une matière, le droit de préemption urbain, particulièrement concernée par les conséquences de recours formés plusieurs mois après l’intervention de la décision attaquée : « la règle énoncée ci-dessus, qui a pour seul objet de borner dans le temps les conséquences de la sanction attachée au défaut de mention des voies et délais de recours, ne porte pas atteinte à la substance du droit au recours, mais tend seulement à éviter que son exercice, au-delà d’un délai raisonnable, ne mette en péril la stabilité des situations juridiques et la bonne administration de la justice, en exposant les défendeurs potentiels à des recours excessivement tardifs ».
Dans ces conditions, le Conseil d’Etat approuve la Cour administrative d’appel de Versailles qui a « constaté que si M. et Mme D… n’avaient pas reçu notification de la décision de préemption du 24 septembre 2008, ils avaient toutefois demandé à la commune de Montreuil des informations sur l’état d’avancement du projet pour lequel le droit de préemption avait été exercé, par une lettre du 18 mars 2013 à laquelle était jointe une copie intégrale de la décision de préemption ne mentionnant pas les voies et les délais de recours ». C’est sans erreur de droit que la Cour a pu dès lors jugé que « si le délai de recours de deux mois mentionné au premier alinéa de l’article R. 421-1 du code de justice administrative n’était pas opposable à M. et Mme D…, la lettre du 18 mars 2013 était en revanche de nature à établir qu’à cette dernière date ils avaient connaissance de la décision de préemption, pour en déduire que leur recours, enregistré au tribunal administratif de Montreuil le 17 avril 2015, était tardif pour avoir été présenté au-delà du délai raisonnable dans lequel il pouvait être exercé, un tel délai étant opposable à l’acquéreur évincé par une décision de préemption, sans qu’il soit ce faisant porté atteinte au droit au recours ».
En d’autres termes, la décision de préemption n’a certes pas été notifiée aux requérants ; et, par ailleurs, elle ne comportait pas la mention des voies et délais de recours (si tel avait été le cas, la théorie de la connaissance acquise aurait eu vocation à s’appliquer). Le délai de recours contentieux n’avait donc pas pu commencer à courir. Mais le recours est néanmoins tardif pour avoir été formé au-delà du délai raisonnable d’un an (calculé à compter de la lettre adressée par les requérants à la commune, à laquelle était jointe la décision de préemption litigieuse).
La solution ravira les praticiens du droit de préemption, parfois désemparés face à des recours enregistrés plusieurs mois après la décision édictée. Mais l’on peut aussi imaginer que « l’erreur » commise par les requérants (joindre à leur courrier au titulaire du droit de préemption la décision de préemption) ne sera pas souvent reproduite…