Le Conseil d’Etat encadre très strictement les pouvoirs de police des maires (CE, ordonnance de référé, 17 avril 2020, N° 440057)

JurisprudenceAnalyse 23 avril 2020

Un arrêt plus innovant qu’il n’y paraît

Il faut bien l’avouer, les « concours de police » administratives sont le plus souvent assez confusément organisés, les textes propres à chaque police ne prenant quasiment jamais la peine d’organiser leur articulation avec les systèmes préexistants : de l’exclusion à la co-intervention assumée, en passant par les possibilités d’aggravation, la référence au péril imminent ou à des raisons impérieuses, toutes les nuances de l’arc en ciel sont disponibles : la richesse de la palette de couleurs y gagne ce qui perd la clarté du dessin … L’arrêt du Conseil d’Etat vient compléter ce tableau pointilliste en se démarquant assez nettement de l’ordonnance rendue en première instance par le Tribunal administratif de Cergy Pontoise.

En première lecture, les deux décisions à l’égard de l’arrêté du maire de Sceaux imposant le port du masque dans l’espace public semblent alignées. Le Conseil d’Etat confirme en effet la suspension déjà prononcée par le premier juge (C.E., ordonnance de référé, 17 avril 2020, N° 440057, Cne de SCEAUX ; TA de Cergy-Pontoise, 9 avril 2020, N° 2003905).

Pour autant, si les dispositifs sont proches, les motifs ont nettement évolué. L’arrêt du Conseil d’Etat pose en effet des règles nouvelles qui renforcent l’encadrement des pouvoirs de police du maire, lorsqu’ils interférent avec la police « spéciale » créée en période de crise sanitaire.

 

La solution classique et assez souple adoptée par le tribunal

Le Tribunal avait fait application d’une solution ancienne, devenue assez classique, qui consiste, pour schématiser, à laisser aux maires la faculté d’agir en présence d’une compétence nationale de police, mais à deux conditions : la mesure locale doit renforcer, et non alléger, la mesure de police nationale ; la mesure locale doit être justifiée par des circonstances locales imposant un renforcement des mesures générales.

« … il appartient à ces différentes autorités de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population, toutes dispositions de nature à prévenir ou à limiter les effets de l’épidémie, dès lors que, s’agissant en particulier du maire, ni les pouvoirs de police que l’Etat peut exercer en tous lieux dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, pour restreindre les déplacements des personnes, ni l’habilitation donnée au préfet dans le département d’adopter des mesures plus restrictives en la matière, ne font obstacle à ce que, pour prévenir des troubles à l’ordre public sur le territoire communal, le maire fasse usage, en fonction de circonstances locales particulières, des pouvoirs de police générale qu’il tient des articles L. 2212-1 et suivants du code général des collectivités territoriales pour aménager les conditions de circulation des personnes dans le cadre des exceptions au principe d’interdiction prévues par les dispositions précitées. Ces mesures doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent. » (point 6 de l’ordonnance)

Cette approche pouvait s’appuyer sur de célèbres références, plus que séculaires (C.E., 18 février 1902, Commune de Néris-les-Bains, publiée au Recueil Lebon ; C.E., 8 août 1919, Labonne, publiée au Recueil Lebon). La solution, applicable aux concours de polices générales, l’est également lorsque sont en cause une police spéciale nationale et la police générale. Ainsi en a-t-il été jugé notamment s’agissant du contrôle de la diffusion de films cinématographiques (CE Sect. 18 décembre 1959, »Société Les Films Lutétia », Rec., p. 693). Cette articulation classique a le mérite de laisser aux maires une certaine marge de manœuvre en pratique, pour tenir compte des circonstances locales, même en présence de polices spéciales.

Des approches plus contraignantes existent cependant, et sont même parfois considérées comme dominantes (voir notamment les conclusions de M. Xavier de LESQUEN sur C.E., Ass., 26 octobre 2011, Commune de Saint-Denis et autres, n° 326492, N° 329904, N°s 341767 et 341768) qui consistent à privilégier la police spéciale et à écarter les pouvoirs de police générale de l’autorité locale, ou à les restreindre considérablement.

L’exclusion a par exemple concerné les pouvoirs de police générale du préfet lorsqu’est en cause une police spéciale confiant au ministre le soin de réglementer le survol du territoire (C.E., Ass., 7 mars 1930, Compagnie aérienne française et Chambre syndicale de l’industrie aéronautique, p. 257). Dans le même sens, les pouvoirs de police spéciale des chemins de fer, confiée au préfet, excluent l’intervention du maire pour régler l’entrée, le stationnement et la circulation des voitures publiques dans les cours de gare (C.E., 20 juillet 1935, Etablissements SATAN, p. 847).

Une dernière configuration, celle adoptée par le Conseil d’Etat dans la présente espèce, consiste à ne laisser qu’un strapontin au maire, ou plutôt à lui donner le rôle délicat d’ultime « filet de sécurité », qui n’a vocation à intervenir que dans des cas extrêmes. Il en a notamment été jugé ainsi s’agissant des « installations classées pour la protection de l’environnement », soumises à une police spéciale d’Etat : « les dispositions … du code des communes n’autorisent pas le maire, en l’absence de péril imminent, à s’immiscer dans l’exercice de la police spéciale des installations classées que la loi du 19 juillet 1976 attribue au préfet et au Gouvernement. » (C.E., 15 janvier 1986, Société Pec-Engineering, Rec., p. 365 ; confirmé notamment par C.E., 29 septembre 2003, Houillères du Bassin de Lorraine, n° 218217 : AJDA 2003, p. 2164, concl. Olson).

 

Les maires sur un strapontin

C’est un équilibre ce type que retient le Conseil d’Etat dans l’ordonnance Commune de Sceaux, pour encadrer les pouvoirs de police du maire  en période d’état d’urgence sanitaire déclaré pour faire face à l’épidémie de covid-19 : l’usage par le maire de son pouvoir de police générale pour édicter des mesures de lutte contre cette épidémie est subordonné à la double condition qu’elles soient exigées par des raisons impérieuses propres à la commune et qu’elles ne soient pas susceptibles de compromettre la cohérence et l’efficacité des mesures prises par l’Etat dans le cadre de ses pouvoirs de police spéciale. » (points 6 et 9)

La première limite apportée à la compétence du maire est assez proche de celle édictée en matière d’installations classées ; les raisons impérieuses font écho au péril imminent. La seconde limite est plus originale. Ne pas compromettre la cohérence et l’efficacité des mesures prises par l’Etat est une exigence plus originale, assez illustrative de la tendance dominante de la jurisprudence du Conseil d’Etat en période de Covid-19, très visiblement soucieux de ne pas gêner l’action du Gouvernement.

On relèvera encore que le Conseil d’Etat prend soin, au point 6, de rappeler que si les maires ne peuvent agir que pour des raisons impérieuses lorsqu’ils souhaitent prendre des mesures destinées à lutter spécifiquement contre la catastrophe sanitaire, ils conservent en revanche une compétence plus large lorsqu’ils se bornent à « prendre des dispositions destinées à contribuer à la bonne application, sur le territoire de la commune, des mesures décidées par les autorités compétentes de l’Etat, notamment en interdisant, au vu des circonstances locales, l’accès à des lieux où sont susceptibles de se produire des rassemblements ».

La nuance est subtile mais s’explique probablement par la même logique de respect des choix « sanitaires » nationaux : tant qu’ils respectent les grandes orientations du gouvernement (pas d’obligation de masque, de gel hydroalcoolique, de tests, ou, demain, de traçage numérique), et se bornent à relayer localement ces grandes options, par exemple en complétant le dispositif d’Etat visant à limiter les rassemblement, les maires peuvent agir.

Ce qui conforte, dans son principe (les modalités restant incertaines…) le type d’arrêté pris par la préfecture de police de Paris (en accord avec le maire de Paris). Mais condamne toute initiative fondée sur une appréciation divergente des besoins sanitaires. L’encadrement peut sembler inutilement sévère ; mais les arrêtés parfois excentriques des dernières semaines et la perspective d’un déconfinement qui devra être harmonieux à l’échelle nationale ont sans doute beaucoup pesé dans la balance.

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