Le Conseil d’Etat recadre l’Intérieur qui « se sentait pousser des ailes » en voulant interdire la bicyclette (CE, ord., 30 avril 2020, n° 440179 ; à lire en fredonnant la chanson d’Yves Montand !)

Jurisprudence 4 mai 2020

« La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas » ainsi que l’affirme solennellement la Déclaration de 1789, y compris lorsque l’objet de l’empêchement allégué consiste en la pratique de la bicyclette.

C’est ce qu’en définitive le juge des référés du Conseil d’Etat a décidé en considérant que « la faculté de se déplacer en utilisant un moyen de locomotion dont l’usage est autorisé constitue, au titre de la liberté d’aller et venir et du droit de chacun au respect de sa liberté personnelle, une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ».

Les mesures sollicitées par l’association requérante

La Haute juridiction administrative était saisie par la Fédération Française des Usagers de la Bicyclette (FFUB) afin qu’il soit ordonné :

1°/ au Gouvernement – en l’espèce au Premier ministre, au ministre de l’intérieur et à la ministre des sports – essentiellement d’indiquer, de façon non équivoque et publique, que le vélo pouvait être utilisé durant le confinement ;

2°/ à différentes autorités préfectorales [1] de rouvrir les pistes cyclables fermées ;

3°/ au ministère public « de cesser de poursuivre […] les verbalisations ayant pour motif l’usage du vélo ».

D’emblée, il sera précisé que la présente ordonnance se termine en écartant les deux dernières conclusions synthétisées ci-avant. Le juge des référés a, en effet, rejeté la requête de la Fédération en tant qu’elle avait pour destinataires :

– d’une part, les préfets de circonscriptions territoriales nommément désignées, dès lors que de telles conclusions relevaient de la compétence d’une autre juridiction administrative [2] ;

– et d’autre part, le ministère public, étant donné que le juge administratif – et a fortiori celui des référés – n’est pas compétent pour connaître d’actes relevant du fonctionnement des autorités judiciaires.

En cet état, l’ordonnance du 30 avril dernier s’est principalement focalisée sur la nécessité ou non d’une clarification de la doctrine du Gouvernement s’agissant de l’utilisation du vélo dans le cadre de la mesure de confinement actée par l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 ayant pris le relais du décret n° 2020-260 du 16 mars 2020, à la suite de la consécration et de la mise en application concomitante d’un état d’urgence sanitaire.

Le juge des référés, régulateur de la communication gouvernementale ?

L’on peine – au sens littéral du terme – à rappeler que l’article 3 du décret du 23 mars 2020 précité a pour objet d’interdire jusqu’au 11 mai 2020, tout déplacement de personne hors de son domicile, à l’exception de certains motifs, notamment pour les trajets domicile-travail/ déplacements professionnels, les achats de première nécessité, certains soins, des motifs familial impérieux ou encore les besoins liés à une activité physique individuelle.

Or la demande de clarification formulée par la Fédération requérante trouvait sa source, dans le constat opéré par celle-ci, de l’ « existence de prises de position contradictoires et [d’une] absence de clarification entre [les] interprétations divergentes » de différentes autorités étatiques – de niveau ministériel (notamment de l’Intérieur) ou préfectoral – s’agissant de la possibilité d’utiliser la bicyclette comme moyen de locomotion dans le cadre des déplacements autorisés par l’article 3 susmentionné et particulièrement de son 5° formulé comme suit :

« Déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile, liés soit à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d’autres personnes, soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile, soit aux besoins des animaux de compagnie ».

Et l’association d’ajouter que les carences ainsi évoquées seraient à l’origine de verbalisations indues, voire de décisions locales interdisant purement et simplement l’accès à certaines pistes cyclables.

Face à de tels griefs, l’ordonnance examinée a immédiatement pris soin de préciser l’évidence, à savoir qu’il résulte de l’article 3 du décret du 23 mars 2020 que « l’usage, pour un déplacement qu’il autorise, d’un moyen de déplacement particulier, notamment d’une bicyclette, ne saurait, à lui seul, caractériser une violation de l’interdiction qu’il édicte ».

Le juge des référés poursuit en revenant de près sur la doctrine gouvernementale relative à la mesure de confinement (article 3) telle qu’elle est explicitée par un relevé de décision du 24 avril 2020 de la cellule interministérielle de crise placée auprès du Premier ministre, document exploité lors de l’audience par un représentant du ministère de l’intérieur, et dont il résulte que :

« en premier lieu que « ne sont réglementés que les motifs de déplacement et non les moyens de ces déplacements qui restent libres. La bicyclette est donc autorisée à ce titre comme tout autre moyen de déplacement, et quel que soit le motif du déplacement », en deuxième lieu que « les verbalisations résultant de la seule utilisation d’une bicyclette, à l’occasion d’un déplacement autorisé, sont injustifiées » et, en troisième lieu, que les restrictions de temps et de distance imposées par les dispositions du 5° de l’article 3 privent en principe d’intérêt l’usage de la bicyclette pour un déplacement exclusivement motivé par l’activité physique individuelle et que, dans un tel cas, le risque plus important de commission d’une infraction liée au dépassement de la distance autorisée doit conduire, tout en en rappelant la possibilité juridique d’utiliser la bicyclette pour tout motif de déplacement, à « en dissuader l’usage au titre de l’activité physique ».

Toutefois et en dépit du constat de l’existence d’une telle « position de principe » n’interdisant pas l’usage de la bicyclette, le Conseil d’Etat est conduit à constater l’existence d’une position contraire – tendant à la prohibition de la pratique de la bicyclette dans le cadre de l’activité physique individuelle décrite au 5°de l’article 3 du décret du 23 mars 2020 – diffusée par « plusieurs autorités de l’Etat » sur les réseaux sociaux (Twitter notamment) ou dans le cadre de « foires aux questions » publiées sur leur site.

Après la caractérisation d’un tel « couac » communicationnel, le juge des référés poursuit en énonçant – ainsi que nous l’exposions en préambule – le caractère de liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA de la faculté de se déplacer en utilisant un moyen de locomotion dont l’usage est autorisée et ajoute que le pouvoir d’exécution d’office (v. art. L. 3136-1 du Code de la santé publique) reconnu à cet égard à l’administration est « de nature à conduire, en cas d’interdiction de déplacement opposée, à tort, à raison du seul usage d’une bicyclette, à ce que le cycliste contrôlé soit tenu de descendre de son véhicule et de poursuivre son trajet à pied ».

Au bilan, la Haute juridiction administrative considère qu’eu égard à l’incertitude « qui s’est installée, à raison des contradictions relevées dans la communication de plusieurs autorités publiques » sur la possibilité de se mouvoir à vélo dans le cadre des déplacements autorisés par l’article 3 du décret du 23 mars 2020 ainsi que des conséquences d’une telle incertitude pour les personnes concernées par un tel usage, le fait pour le Premier ministre de ne pas avoir diffusé publiquement la position de principe gouvernementale – réputée ne pas interdire l’usage de la bicyclette – « doit être regardée, en l’espèce, comme portant une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale justifiant que le juge du référé-liberté fasse usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 du code de justice administrative et enjoigne au Premier ministre de rendre publique, sous vingt-quatre heures, par un moyen de communication à large diffusion, la position en question ».

Ainsi, le juge des référés du Conseil d’Etat s’efforce de s’assurer de la mise en œuvre d’une communication gouvernementale claire et uniforme concernant les déplacements autorisés dans le cadre du confinement.

Toutefois en accordant un quitus à la position de principe gouvernementale, la Haute juridiction administrative ne parvient qu’imparfaitement à garantir l’objectif d’une communication intelligible qui semble l’animer. Il n’est, à cet égard, que de se rappeler de la formulation particulièrement alambiquée du « troisièmement » de la dite position de principe qui, évoquant la « possibilité juridique d’utiliser la bicyclette », ne manquait d’insister sur 1°/ le caractère inopportun d’un tel usage dans le cadre d’une activité physique individuelle (5° de l’article 3), 2°/ l’existence alléguée d’un risque plus important de commission d’une infraction liée au dépassement de la distance autorisée, 3°/ et la nécessité, par conséquent, d’en dissuader l’usage au titre de l’activité physique.

C’est bien pour autant que le ministre de l’intérieur – à qui n’était au demeurant pas adressée l’injonction prononcée – s’est, le jour même, par la voie d’un simple communiqué de presse publié sur son site internet, borné à réitérer les termes de la position de principe gouvernementale s’agissant particulièrement de l’usage du vélo dans le cadre d’une activité physique individuelle :

« En revanche, pour le motif tiré du 5° de l’article 3 (déplacements brefs au titre de l’activité physique), l’usage de la bicyclette bien que possible juridiquement, n’est pas recommandé : en effet, sur le fondement cette disposition, ne sont autorisés que les déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile, liés soit à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d’autres personnes, soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile, soit aux besoins des animaux de compagnie.

Ces restrictions privent donc d’intérêt l’usage de la bicyclette pour la pratique d’une activité sportive, qui pourrait en outre conduire plus facilement à la commission d’infractions liées au dépassement de la distance autorisée ».

Dans ces conditions, l’efficacité du contrôle exercé par le juge des référés du Conseil d’Etat sur la communication gouvernementale ne manquera pas de prêter le flanc à la critique. Il est à, cet égard, symptomatique que la Haute juridiction administrative se contente, dans son injonction, de faire référence à « un moyen de communication à large diffusion » sans fournir davantage de précisions.

Au-delà de la communication, le principe de légalité des délits et des peines !

Si la question de la réglementation de l’usage de la bicyclette en contexte de confinement peut paraître quelque peu anecdotique au regard des impératifs inhérents à la gestion de la crise sanitaire actuelle, ainsi que d’autres contentieux porteurs d’atteintes potentielles plus substantielles à des droits et libertés fondamentales, il n’en reste pas moins que le présent contentieux est une occasion renouvelée d’attirer l’attention des autorités publiques sur l’indispensable accessibilité et prévisibilité des contraventions qu’elles déterminent et, le cas échéant, sanctionnent.

Il en va du respect du principe de légalité des délits et des peines dont le champ d’application recouvre également les contraventions (art. 111-3 du Code pénal). Une telle exigence trouve encore plus d’importance depuis que la verbalisation réitérée à plus de trois reprises dans un délai de 30 jours d’un manquement à l’obligation de confinement a été qualifiée de délit et fait notamment encourir une peine d’emprisonnement de 6 mois à ce titre (art. L. 3136-1 du Code de la santé publique).

Si la délimitation du périmètre et des modalités de la mesure de confinement prise en application de l’article 3 du décret du 23 mars 2020 doit assurément faire l’objet d’une communication uniforme et précise à l’échelle nationale, c’est avant tout l’encadrement contraventionnel érigé pour garantir la bonne application d’une telle mesure qui se doit d’être prévisible pour l’ensemble des citoyens.

Le Conseil d’Etat ne s’y est d’ailleurs pas trompé lorsqu’il a récemment jugé au sujet de la compétence de police spéciale dévolue aux autorités de l’Etat dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire afin édicter des mesures générales ou individuelles visant à mettre fin à l’épidémie de covid-19, qu’une telle police avait notamment pour but d’assurer « leur cohérence et leur efficacité sur l’ensemble du territoire concerné » (CE, ord., 17 avril 2020, Cne de Sceaux, n° 440057).

Dans le même sens, le Conseil d’Etat a eu l’occasion d’affirmer, dans sa première ordonnance « covid-19 », à grand fracas, l’obligation d’information et de clarté incombant aux autorités administratives instituant et, le cas échéant, sanctionnant les mesures édictées dans le cadre de la lutte contre la pandémie, dans les termes suivants :

« une information précise et claire du public sur les mesures prises et les sanctions encourues doit être régulièrement réitérée par l’ensemble des moyens à la disposition des autorités nationales et locales » (CE, ord., 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Médecins, n° 439674).

Et la Haute juridiction administrative d’enjoindre, à cette occasion, au Premier ministre et au ministre de la santé notamment de « préciser la portée de la dérogation au confinement pour raison de santé » ou encore de « réexaminer le maintien de la dérogation pour « déplacements brefs à proximité du domicile » compte tenu des enjeux majeurs de santé publique et de la consigne de confinement ».

On relèvera d’ailleurs que, dans leur ordonnance inaugurale, les juges des référés du Palais-Royal appelaient à un durcissement du confinement en suggérant implicitement l’interdiction de la pratique du « jogging ».

CE, ord., 30 avril 2020, n° 440179

[1] Étaient également visées par la demande d’injonction, la police et la gendarmerie nationales, qui ne sont toutefois pas dotés d’un pouvoir de police propre – point sur lequel le CE est resté silencieux.

[2] En dépit du rejet décidé par le CE sur ce point, les autorités de police notamment locales devront veiller à ce que les restrictions apportées à la libre circulation sur les pistes cyclables demeurent strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu conformément à la formulation consacrée à l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique. De sorte que des arrêtés portant fermeture, de façon générale et absolue, des accès à des itinéraires cyclables, y compris dans le seul cadre de la pratique d’une activité physique individuelle, encourraient sans conteste la censure du juge administratif en cas de contentieux.

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