L’article 54 de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance (dite loi ESSOC) a introduit en droit positif un mécanisme inédit permettant, à titre expérimental de saisir le Tribunal administratif d’une demande tendant à apprécier la légalité externe d’une décision administrative non réglementaire.
Deux syndicats (l’union syndicale des magistrats administratifs et le syndicat de la juridiction administrative) ont formé une requête tendant à l’annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2018-1082 du 4 décembre 2018 relatif à l’expérimentation des demandes en appréciation de régularité (décret désignant les tribunaux administratifs de Bordeaux, Montpellier, Montreuil et Nancy pour l’expérimentation, fixant les modalités d’évaluation de celle-ci, déterminant les décisions entrant dans son champ d’application ainsi que le délai imparti à la juridiction concernée pour se prononcer et précisant notamment les conditions dans lesquelles les personnes intéressées seront informées des demandes tendant à apprécier la régularité d’une décision et des réponses qui seront apportées par la juridiction).
Le Conseil d’Etat a estimé que « le moyen tiré de ce que ces dispositions, qui permettent, à titre expérimental, à l’auteur ou au bénéficiaire de certaines décisions administratives de saisir un tribunal administratif d’une demande tendant à apprécier la légalité externe de la décision en cause, portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et, notamment, qu’en méconnaissant le principe de séparation des pouvoirs, elles portent atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif et à l’équilibre des droits des parties, garantis par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, soulève une question présentant un caractère sérieux » (CE, 6 mai 2019, Union syndicale des magistrats administratifs, n° 427650).
De sorte que la question de la conformité à la Constitution de l’article 54 de la loi du 10 août 2018 a été renvoyée au Conseil constitutionnel, qui a rendu sa décision le 28 juin 2019.
A grands traits, les syndicats requérants soutenaient que ces dispositions (et plus précisément le premier alinéa du paragraphe I et le deuxième alinéa du paragraphe III de l’article 54 précité) méconnaîtraient la séparation des pouvoirs et le principe fondamental reconnu par les lois de la République relatif à la compétence de la juridiction administrative dès lors qu’elles conduisent le juge administratif à se prononcer sur la légalité externe d’une décision administrative, à l’initiative de son auteur et en dehors de tout litige. Ils faisaient également valoir que ces dispositions seraient contraires au droit à un recours juridictionnel effectif dans la mesure où, d’une part, lorsque le juge administratif a constaté la légalité externe de cette décision, aucun vice tiré de cette cause juridique ne peut plus être invoqué à son encontre et où, d’autre part, les conditions dans lesquelles le juge administratif apprécie la légalité externe de la décision ne lui permettraient pas d’en relever tous les vices potentiels ni aux personnes éventuellement intéressées de faire valoir leurs arguments. Enfin, les requérants reprochaient à ces dispositions de méconnaître le principe d’impartialité puisque le juge ayant apprécié la légalité externe d’une décision pourrait être conduit à se prononcer ultérieurement sur son bien-fondé.
Ces arguments n’ont pas prospéré.
Le Conseil constitutionnel a d’abord examiné le grief – le plus consistant – tiré de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif (cf art 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789). Certes, « les dispositions contestées sont susceptibles de priver les requérants de la faculté d’invoquer certains moyens pour contester une décision administrative non réglementaire définitive s’insérant dans une opération complexe ».
Mais le Conseil constitutionnel a considéré que :
« 7. En premier lieu, en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu limiter l’incertitude juridique pesant sur certains projets de grande ampleur qui nécessitent l’intervention de plusieurs décisions administratives successives constituant une opération complexe et dont les éventuelles illégalités peuvent être, de ce fait, invoquées jusqu’à la contestation de la décision finale. Il a ainsi poursuivi un objectif d’intérêt général.
8. En deuxième lieu, cette procédure ne peut porter que sur certaines décisions administratives non réglementaires qui, s’insérant dans une opération complexe, sont prises sur le fondement du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, du code de l’urbanisme ou des articles L. 1331-25 à L. 1331-29 du code de la santé publique. Conformément à l’objectif qu’il a poursuivi, le législateur a prévu que le pouvoir réglementaire détermine les décisions en cause en tenant compte de la multiplicité des contestations auxquelles elles sont susceptibles de donner lieu.
9. En troisième lieu, la constatation par le tribunal de la légalité externe d’une décision administrative non réglementaire a seulement pour effet de priver un requérant de la possibilité d’invoquer ultérieurement des vices de légalité externe. En revanche, il lui est possible de contester, par voie d’action ou d’exception, la légalité interne de cette décision, c’est-à-dire son bien-fondé.
10. En quatrième lieu, la demande en appréciation de légalité externe est rendue publique dans des conditions permettant à toute personne ayant un intérêt à agir d’être informée des conséquences éventuelles de cette demande sur les recours ultérieurs et d’intervenir à la procédure.
11. En dernier lieu, le tribunal, saisi de la demande, se prononce sur tous les vices de légalité externe qui lui sont soumis ainsi que sur tout motif de légalité externe qu’il estime devoir relever d’office, y compris si ce motif n’est pas d’ordre public. À cet égard, il appartient au juge administratif, dans l’exercice de ses pouvoirs généraux de direction de la procédure, d’ordonner toutes les mesures d’instruction qu’il estime nécessaires à la solution des questions qui lui sont soumises, et notamment de requérir des parties ainsi que, le cas échéant, de tiers, la communication des documents qui lui permettent d’établir sa conviction ».
Dans ces conditions, les dispositions contestées de l’article 54 de la loi du 10 août 2018 ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif.
Les autres griefs formulés ont été plus rapidement écartés.
D’une part, « le juge saisi d’une demande formée sur le fondement des dispositions contestées ne se prononce que sur les vices relevant de la légalité externe de la décision qui lui est soumise et ne porte aucune appréciation sur son bien-fondé. Dès lors, la circonstance que ce même juge pourrait être saisi ultérieurement de la légalité interne de cette même décision ne porte aucune atteinte au principe d’impartialité garanti par l’article 16 de la Déclaration de 1789 ».
D’autre part, « les dispositions contestées n’ont ni pour objet ni pour effet de modifier la répartition des compétences entre les ordres juridictionnels administratif et judiciaire. Dès lors et en tout état de cause, manque en fait le grief tiré de la méconnaissance du principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République et les organismes placés sous leur autorité ou leur contrôle ».
Au terme de l’analyse, le Conseil constitutionnel a considéré que les dispositions contestées doivent être déclarées conformes à la Constitution (Décision n° 2019-794 QPC du 28 juin 2019)