L’exécution des marchés publics de travaux à l’épreuve du Covid-19

AnalyseTextes 3 avril 2020

Habilité par la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 pour prendre, par ordonnance, les mesures nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19, le gouvernement a adopté, le 25 mars 2020, une ordonnance portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure et d’exécution des contrats publics pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de Covid-19. Ces dispositions s’appliquent largement, non seulement aux contrats soumis au Code de la commande publique (marchés publics et contrats de concession (de travaux, de services ou de défense ou de sécurité) portant sur une concession de service public ou sur une concession de service simple) mais plus globalement à l’ensemble des contrats publics (dont par exemple les conventions d’occupation domaniale ou les baux emphytéotiques administratifs).

Ces mesures visent à l’assouplissement de certaines règles applicables à l’exécution des contrats publics et n’ont donc pas vocation à se substituer aux stipulations contractuelles plus favorables au titulaire du contrat.

Qu’en est-il précisément pour les marchés publics de travaux, fortement impactés par l’épidémie ?

 

L’impact de la crise sanitaire sur les chantiers en cours

En raison de l’épidémie de Covid-19 et des mesures sanitaires adoptées par le gouvernement, les entreprises titulaires de marchés publics de travaux sont confrontées à diverses difficultés qui, soit empêchent la poursuite de l’exécution de tout ou partie des prestations prévues par le contrat, soit bouleversent les conditions d’exécution du contrat, et nécessitent des adaptations.

Dans les deux cas, il appartient à l’entreprise d’en informer immédiatement le maître d’ouvrage par écrit, dans les conditions prévues par le marché, pour que les parties puissent se rapprocher et envisager, ensemble, les solutions applicables.

Cette nécessaire étape de dialogue doit conduire à l’organisation de plusieurs réunions, éventuellement dématérialisées, associant l’ensemble des intervenants sur le chantier – maître d’ouvrage, maître d’œuvre, entrepreneurs, OPC, coordonnateur SPS, etc. Elle doit permettre de dresser un état des lieux contradictoire de la situation – avancement et modes d’organisation du chantier, personnels et matériels mobilisés, disponibilité des sous-traitants et fournisseurs, etc. – et de déterminer si la poursuite des travaux est, ou non, envisageable. Pour ce faire, il convient notamment d’examiner, au regard des éléments fournis par le titulaire du contrat, si ce dernier est, ou non, dans l’impossibilité – temporaire ou définitive – d’exécuter tout ou partie de ses prestations, compte tenu de la situation et des moyens dont il dispose.

Dans l’hypothèse où l’opération peut se poursuivre, les parties doivent veiller à l’adaptation des modalités d’organisation du chantier. En particulier, le maître d’ouvrage, le maître d’œuvre et l’entrepreneur doivent s’assurer que le fonctionnement du chantier permet le respect des gestes barrières, et n’a pas pour conséquence de menacer la sécurité et la santé des divers intervenants.

A l’inverse, lorsque la poursuite de l’exécution du contrat n’est pas possible, le maître d’ouvrage peut décider de suspendre les travaux par un ordre de service motivé, précisant les motifs pour lesquels le chantier est arrêté, et comprenant un inventaire précis des ouvrages et parties d’ouvrages exécutés, ainsi que des matériaux approvisionnés (article 49 du CCAG-Travaux).

A l’issue de la suspension, l’entreprise reprend en principe l’exécution de ses prestations, en concertation avec le maître d’ouvrage. En cas d’impossibilité permanente et définitive, ou lorsque l’exécution du marché a perdu son objet, le maître d’ouvrage peut décider de résilier le marché pour force majeure, sur le fondement de l’article L. 2195-2 du Code de la commande publique.

A cet égard, l’ordonnance du 25 mars 2020 prévoit, s’agissant des marchés à prix forfaitaire, l’intervention d’un avenant pour déterminer, à l’issue de la suspension, « les modifications du contrat éventuellement nécessaires, sa reprise à l’identique ou sa résiliation » (article 6, 4°).

Le texte ne règle toutefois pas toutes les questions. La garde du chantier, par exemple, qui intervient dans ce cadre particulier suscite déjà nombre d’interrogations. Rappelons, qu’en droit, les principes applicables sont assez clairement posés : l’entrepreneur chargé d’un chantier est réputé, jusqu’à la réception, avoir la garde, c’est-à-dire l’entière disposition, de l’ouvrage (CE, 7 novembre 1973, Société de constructions métalliques « La Grande Chaudronnerie Lorraine », rec. p. 621 ; CAA de Douai, 10 janvier 2008, Département de la Seine-Maritime, n°05DA01537). Et le CCAG Travaux 2009 prévoit précisément qu’en cas d’ajournement des travaux, le titulaire conserve la garde du chantier ; ce qui lui ouvre d’ailleurs droit à indemnisation des frais que lui impose cette garde (art. 49.1.1). Il n’en demeure pas moins que les maîtres d’ouvrage pourraient, lorsque la situation le justifie, déroger à ces règles et accepter un transfert « anticipé » de la garde de l’ouvrage, en ce compris un transfert des risques et charges afférents (frais inhérents au fonctionnement, même partiel, de l’ouvrage, tels que ceux liés à son gardiennage, à son alimentation en électricité, en eau et à son chauffage).

En tout état de cause, en cas de différend sur les solutions à apporter à la situation, l’entreprise devra respecter les règles de procédure prévues par le contrat, en adressant au maitre d’œuvre ou au maître d’ouvrage un mémoire en réclamation, dans les conditions prévues par le contrat et, le cas échéant, le CCAG-Travaux.

 

1er remède : la prolongation des délais d’exécution

Afin de ne pas pénaliser les opérateurs économiques, et de permettre la continuité des travaux en cours, l’ordonnance du 25 mars 2020 prévoit que les marchés peuvent être prolongés au-delà de la durée prévue. Plus précisément, l’ordonnance prévoit que, « lorsque le titulaire ne peut pas respecter le délai d’exécution d’une ou plusieurs obligations du contrat ou que cette exécution en temps et en heure nécessiterait des moyens dont la mobilisation ferait peser sur le titulaire une charge manifestement excessive, ce délai est prolongé d’une durée au moins équivalente à celle mentionnée à l’article 1er sur la demande du titulaire avant l’expiration du délai contractuel » (article 6, 1°).

Ainsi conçue, cette prolongation n’est toutefois pas automatique.

D’abord, elle ne peut intervenir que sur demande du titulaire, présentée avant l’expiration du délai contractuel.

Ensuite, il appartient au titulaire d’établir que les conséquences de l’épidémie de Covid-19 rendent impossible le respect des délais fixés par le contrat, ou nécessitent la mobilisation de moyens qui feraient peser sur lui un surcoût manifestement excessif.

Concrètement, pour en bénéficier, le titulaire du marché doit constituer un dossier solide, visant à démontrer soit qu’il n’a plus les moyens – humains, financiers ou matériels – d’exécuter ses prestations dans les délais fixés par le contrat du fait de l’épidémie et des mesures adoptées par le gouvernement, soit que la mobilisation de moyens supplémentaires – adaptation des conditions de travail, appel à des personnels extérieurs, recherche d’autres fournisseurs, etc. – porterait gravement atteinte à ses intérêts et sa stabilité financière.

Pour justifier sa demande, il doit donc fournir au maître d’ouvrage un certain nombre de documents : arrêts de travail des salariés, liste des fournisseurs défaillants, justificatifs des difficultés d’approvisionnement, attestations des sous-traitants et fournisseurs, etc.

Le respect de cette condition donnera lieu à une appréciation au cas par cas, en fonction des éléments circonstanciés produits par le titulaire. A nouveau, celui-ci devra donc veiller à rassembler des éléments de preuve suffisamment solides, pour démontrer son impossibilité matérielle – temporaire ou définitive – à surmonter la situation.

Lorsque les conditions sont réunies, le texte prévoit que les délais d’exécution sont prolongés pour une durée au moins équivalente à la période allant du 12 mars 2020 jusqu’à la fin de l’état d’urgence sanitaire – fixée, à ce jour, au 24 mai 2020 –, augmentée d’une durée de deux mois, soit une durée totale d’environ quatre mois et demi, sauf prolongation de l’état d’urgence sanitaire ou accord des parties sur un délai inférieur.

 

2ème remède : l’absence de sanction contractuelle

Par ailleurs, l’ordonnance prévoit que « lorsque le titulaire est dans l’impossibilité d’exécuter tout ou partie d’un bon de commande ou d’un contrat, notamment lorsqu’il démontre qu’il ne dispose pas des moyens suffisants ou que leur mobilisation ferait peser sur lui une charge manifestement excessive, […] le titulaire ne peut pas être sanctionné, ni se voir appliquer les pénalités contractuelles, ni voir sa responsabilité contractuelle engagée pour ce motif » (article 6, 2° a).

En application de ces dispositions, les titulaires de marchés publics de travaux pourront échapper à l’application des sanctions contractuelles – résiliation pour faute, résiliation aux frais et risques de l’entreprise, pénalités contractuelles, etc. –, lorsqu’ils se trouveront dans l’impossibilité d’exécuter tout ou partie de leurs obligations, du fait des conséquences de l’épidémie. De même, leur responsabilité contractuelle ne pourra pas être engagée par le maître d’ouvrage.

Cela suppose que le titulaire du marché puisse démontrer qu’il ne dispose plus, à raison de la situation sanitaire et des mesures de confinement imposées par le gouvernement, des moyens – humains, techniques, matériels ou financiers – suffisants pour remplir ses obligations, ou que leur mobilisation fait peser sur lui une charge manifestement excessive.

Le respect de cette condition donnera lieu à une appréciation au cas par cas, en fonction des éléments circonstanciés produits par le titulaire. A nouveau, celui-ci devra donc veiller à rassembler des éléments de preuve suffisamment solides, pour démontrer en fonction de ses caractéristiques propres (taille et organisation de l’entreprise, ressources financières de l’entreprise, moyens matériels et logistiques mobilisables) son impossibilité matérielle – temporaire ou définitive – à surmonter la situation.

 

3ème remède : la possibilité de recourir à des tiers

Pour pallier la défaillance du titulaire et préserver tant que faire se peut la continuité des travaux liés au fonctionnement d’un service public, l’ordonnance prévoit que « l’acheteur peut conclure un marché de substitution avec un tiers pour satisfaire ceux de ses besoins qui ne peuvent souffrir aucun retard, nonobstant toute clause d’exclusivité et sans que le titulaire du marché initial ne puisse engager, pour ce motif, la responsabilité contractuelle de l’acheteur ». Dans ce cas, « l’exécution du marché de substitution ne peut être effectuée aux frais et risques de ce titulaire » (article 6, 2° b).

En application de ces dispositions, le maître d’ouvrage, confronté à l’impossibilité pour le titulaire d’exécuter ses obligations, peut recourir à des tiers pour assurer l’exécution des travaux prévus par le marché, qui ne peuvent souffrir d’aucun retard.

Autrement dit, la conclusion d’un marché de substitution doit rester exceptionnelle, et ne peut être envisagée que pour les montants et la durée nécessaires à la réalisation des travaux véritablement urgents. Sous cette réserve, compte tenu de l’urgence impérieuse qui doit s’attacher à la réalisation des prestations considérées, les marchés de substitution pourront être conclus sans publicité ni mise en concurrence préalable (articles R. 2122-1 et R. 2322-4 du Code de la commande publique).

Ceci posé, l’exécution du marché de substitution ne peut être effectuée aux frais et risques du titulaire du marché. Partant, celui-ci sera dégagé d’éventuels frais de mise en régie.

Enfin, afin de faciliter l’exécution du marché de substitution, puis la reprise des travaux par le titulaire du marché public initial, les parties – maître d’ouvrage, maître d’œuvre, titulaire du marché initial, et titulaire du marché de substitution – auront tout intérêt à se rapprocher, une fois le marché de substitution conclu, pour procéder à la constatation des travaux déjà exécutés et des approvisionnements existants, ainsi qu’à l’inventaire du matériel du titulaire du marché initial. Celui-ci devrait également être autorisé à suivre l’exécution du marché de substitution, sans toutefois pouvoir entraver le déroulement du chantier. Autant de mesures qui seront évidemment délicates à mettre en œuvre dans le contexte actuel, puisque l’ensemble de ces prescriptions devra nécessairement être rendu compatible avec les mesures sanitaires imposées par gouvernement.

 

4ème remède : soutenir financièrement les entreprises

Nul doute que la crise sanitaire actuelle, même passagère, met un coup d’arrêt à l’activité économique du pays et, plus spécialement, impacte directement les titulaires de contrats publics qui ne peuvent plus respecter leurs engagements contractuels, en tous cas pas dans les conditions initialement convenues. Pour permettre aux autorités publiques de soutenir financièrement les entreprises, plusieurs mesures ont été adoptées.

Afin de limiter les besoins de trésorerie des entreprises, l’article 5 de l’ordonnance permet d’abord d’assouplir les règles d’exécution financière des contrats de la commande publique en permettant notamment aux acheteurs publics de verser des avances d’un montant supérieur au plafond de 60% du montant initial du marché ou du bon de commande fixé par l’article R. 2191-8 du Code de la commande publique.

L’article 5 de l’ordonnance permet également aux autorités publiques de dispenser certaines entreprises de devoir constituer une garantie à première demande conformément aux dispositions des articles R. 2191-36 à R. 2191-42. Une fois encore, l’application de ces dispositions dérogatoires au droit commun nécessitera une analyse au cas par cas de la situation dans laquelle se trouve chaque cocontractant, qui devra justifier la nécessité d’y recourir.

Enfin, lorsque les maîtres d’ouvrage seront conduits à suspendre l’exécution d’un marché à prix forfaitaire dont l’exécution est en cours, ils seront tenus sans délai au règlement du marché selon les modalités et pour les montants prévus par le contrat (mandatement et paiement des acomptes, généralement arrêtés à l’avancement des travaux) (article 6, 4°). A l’issue de la suspension, un avenant déterminera les modifications du contrat éventuellement nécessaires (redéfinition des prestations attendues, fixation d’une rémunération supplémentaire), sa reprise à l’identique ou sa résiliation ainsi que les sommes dues au titulaire et, le cas échéant, celles inscrites à son débit.

 

5ème remède : assurer une juste indemnisation des entreprises

Sans doute pour éviter tout débat d’ordre indemnitaire, souvent objet d’un contentieux long et couteux, l’ordonnance détermine les conditions d’indemnisation des titulaires de marchés publics confrontés à l’annulation d’un bon de commande ou la résiliation du marché par l’acheteur public du fait des mesures prises par les autorités administratives compétentes dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. Dans une telle hypothèse, il est en effet prévu que le titulaire soit indemnisé des dépenses qu’il a dû spécifiquement engager en vue de l’exécution des prestations annulées ou du marché résilié (article 6, 3°). Autrement dit, une indemnisation basée sur les « dépenses utiles » qu’il a engagées au profit de la personne publique.

Faut-il en déduire que toute indemnisation complémentaire serait exclue ? Rien ne permet de l’affirmer à ce stade.

Si le contrat ne s’y oppose pas – voire le prévoit expressément – rien n’interdirait en principe d’envisager le versement d’une indemnisation complémentaire au titre du manque à gagner subi par le titulaire du marché du fait de l’inexécution des prestations, à l’image de ce qui peut classiquement être dû en cas de résiliation pour un motif d’intérêt général. Une telle hypothèse pourrait le cas échéant être écartée si la personne publique peut s’inscrire dans un cas de force majeure (article 1218 du Code civil) et ainsi limiter l’indemnité due aux seules dépenses réelles et utiles pour l’exécution des prestations. Il est vrai que les décisions de résiliation de marchés qui risquent d’intervenir dans les prochaines semaines seront essentiellement prononcées du fait des mesures prises par les autorités administratives compétentes dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, c’est-à-dire pour des motifs extérieurs (ici le Covid-19), imprévisibles (en fonction de la date de conclusion du contrat) et irrésistibles (car ils rendent l’exécution des obligations contractuelles impossibles, provisoirement ou définitivement) aux parties. En pratique, c’est cette dernière condition qui posera sans doute le plus de difficultés et entraînera des contestations.

 

A noter :

Les mesures prévues par l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 s’appliquent à tous les marchés publics de travaux, sauf stipulations plus favorables au titulaire du contrat.

 

Références

Loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19

Ordonnance n°2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de procédure et d’exécution des contrats publics pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de Covid-19

CCAG Travaux 2009 : art. 12, 49

CE, 7 novembre 1973, Société de constructions métalliques « La Grande Chaudronnerie Lorraine », rec. p. 621

CAA de Douai, 10 janvier 2008, Département de la Seine-Maritime, n°05DA01537

Code de la commande publique, art. R. 2122-1 et R. 2322-4 ; art. R. 2191-8 et R. 2191-36 à R. 2191-42

Code civil, art. 1218

 

Sophie Banel et Clément Capdebos

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