Si la France s’est officiellement « déconfinée » à compter du 11 mai 2020, des îlots restreignant différentes libertés fondamentales continuent ou ont continué de perdurer dans le cadre de la stratégie définie par l’exécutif aux fins de lutter contre l’épidémie de covid-19 sous l’empire de l’état d’urgence sanitaire.
Il en va ainsi de l’interdiction pour les établissements de culte, qui s’ils ont été autorisés à rester ouverts depuis le 24 mars 2020, se sont vus interdire en leur sein la tenue de tout rassemblement ou réunion, à l’exception toutefois des cérémonies funéraires dans la limite de 20 personnes – et ceci y compris après la levée du confinement le 11 mai dernier (voir les décrets – successivement applicables – n° 2020-293 du 23 mars 2020, n° 2020-545 et n° 2020-548 du 11 mai 2020[1]).
C’est cette interdiction – posée, en dernier lieu, par l’article 10 III du décret n° 2020-548 du 11 mai 2020 – qui a été contestée par « des particuliers […], un parti politique et des associations » devant le juge des référés du Conseil d’Etat, en raison de l’atteinte disproportionnée qu’elle portait à la liberté fondamentale du culte, au regard de l’objectif de protection de la santé.
La liberté de culte, une liberté collective
Avant de trancher le litige qui lui a été soumis, la Haute juridiction administrative s’est efforcée de rappeler les normes de référence applicables à son contrôle : de la Déclaration de 1789 à la Convention européenne des droits de l’homme (ConvEDH) en passant par le Concordat de 1801 et la loi de 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat.
Au terme de l’évocation notamment des articles 1er de la loi de 1905 – « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » et 9 de la ConvEDH – « 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites » –, le Conseil d’Etat vient rappeler que la liberté de culte constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative et apporte, pour la première fois, les précisions suivantes quant à la consistance d’une telle liberté :
« Telle qu’elle est régie par la loi, cette liberté ne se limite pas au droit de tout individu d’exprimer les convictions religieuses de son choix dans le respect de l’ordre public. Elle comporte également, parmi ses composantes essentielles, le droit de participer collectivement, sous la même réserve, à des cérémonies, en particulier dans les lieux de culte. La liberté du culte doit, cependant, être conciliée avec l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé ».
Après un rappel du cadre juridique applicable aux établissements recevant du public – et spécifiquement aux établissements de culte – durant l’état d’urgence sanitaire, le juge des référés retient que la condition d’urgence est bien remplie, en l’espèce, eu égard à l’impossibilité pour les fidèles de prendre part aux cérémonies non-funéraires se tenant dans les lieux de culte – étant relevé, à cet égard, que d’ « importantes fêtes […] ont eu lieu au printemps dans les trois religions réunissant le plus grand nombre de fidèles en France »
Le libre exercice du culte, une activité sensible du point de vue de la santé publique ?
Avant d’examiner l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte, le Conseil d’Etat souligne expressément le risque auquel s’exposent les fidèles participant à des cérémonies de culte constitutives de rassemblement ou de réunion au sens des dispositions contestées du décret n° 2020-548, évoquant un risque d’autant plus élevé que ces cérémonies « ont lieu dans un espace clos, de taille restreinte, pendant une durée importante, avec un grand nombre de personnes, qu’elles s’accompagnent de prières récitées à haute voix ou de chants, de gestes rituels impliquant des contacts, de déplacements, ou encore d’échanges entre les participants, y compris en marge des cérémonies elles-mêmes et, enfin, que les règles de sécurité appliquées sont insuffisantes ».
La Haute juridiction administrative poursuit en reprenant à son compte – avant de la nuancer – l’allusion faite par le ministre de l’intérieur à un rassemblement religieux ayant eu lieu entre le 17 et 24 février 2020 près de Mulhouse, qui avait été source de contaminations massives afin de souligner l’importance du risque précédemment décrit et la nécessité de réglementer, en application de l’article L. 3131-15 du Code de la santé publique (CSP), les conditions d’accès et de présence dans les établissements de culte « en particulier au début de la période dite de « déconfinement » » [2].
La caractérisation d’une atteinte disproportionnée à la liberté de culte
Le Conseil d’Etat retient l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte après avoir tenu compte des considérations suivantes :
1°/ le rassemblement de Mulhouse n’était « pas représentatif de l’ensemble des cérémonies de culte » eu égard au grand nombre facteurs de risques cumulés par ce rassemblement et son organisation à une date où l’intensité de la lutte contre l’épidémie était sans commune mesure avec ce qu’elle est devenue ;
2°/ pour de nombreuses activités ne présentant pas nécessairement de risques équivalents à celui des cérémonies de culte mais pour lesquels il existe également des risques, des régimes moins restrictifs pour l’accès du public ont été mis en place, à l’instar de ceux applicables aux services de transports de voyageurs non soumis à la limitation de 10 personnes (art. 7 du décret n° 2020-548) ou encore aux magasins de vente et centres commerciaux, établissements d’enseignement et bibliothèques ;
3°/ si d’autres catégories d’établissements recevant du public font également l’objet d’interdiction de rassemblements et réunions en leur sein, « les activités qui y sont exercées ne sont pas de même nature et les libertés fondamentales qui sont en jeu ne sont pas les mêmes » ;
4°/ la mesure d’interdiction des rassemblements et réunions énoncée au terme du III de l’article 10 du décret n° 2020-548 du 11 mai 2020 avait été essentiellement motivée « par la volonté de limiter, durant une première phase du « déconfinement », les activités présentant, en elles-mêmes, un risque plus élevé de contamination » et non par une hypothétique difficulté à élaborer des règles de sécurité adaptées aux activités en cause, ni par le risque que les gestionnaires de ces établissements ou les autorités de l’Etat ne puissent exercer un contrôle effectif du respect de ces règles, ni davantage « de l’insuffisante disponibilité, durant cette première phase, du dispositif de traitement des chaînes de contamination ».
Au bilan, le juge des référés du Conseil d’Etat considère que les requérants sont fondés à soutenir que l’interdiction générale et absolue de tout rassemblement ou réunion dans les établissements de culte lors de cérémonies non-funéraires présente un caractère disproportionné au regard de l’objectif de préservation de la santé publique et constitue ainsi, eu égard au caractère essentiel de la dimension collective de la liberté de culte, une atteinte grave et manifestement illégale à cette dernière.
Pour caractériser une telle atteinte, le juge des référés a encore relevé que « des mesures d’encadrement moins strictes sont possibles ; notamment au regard de la tolérance des rassemblements de moins de 10 personnes dans les lieux publics ».
L’injonction prononcée par le Conseil d’Etat et le décret modificatif n° 2020-618 du 22 mai 2020
Sans prononcer la suspension des dispositions litigieuses, le juge des référés a enjoint au Premier ministre de modifier, dans un délai de 8 jours à compter de la notification de son ordonnance, les dispositions du III de l’article 10 du décret n° 2020-548 du 11 mai 2020, en prenant, sur le fondement de l’article L. 3131-15 du CSP, « les mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriés aux circonstances de temps et de lieu applicables en ce début de « déconfinement », pour encadrer les rassemblements et réunions dans les établissements de culte » [3].
Par suite, le décret n° 2020-618 du 22 mai 2020 est venu réécrire le III de l’article 10 du décret n° 2020-548 du 11 mai 2020 en prévoyant désormais que :
- les établissements de culte sont autorisés à accueillir en leur sein des rassemblements et réunions sous réserve du respect des dispositions de l’article 1er du décret n° 2020-548 prescrivant l’observance stricte des mesures d’hygiène et de distanciation sociale ;
- le port du masque est obligatoire dans l’enceinte de tels établissements pour toute personne de onze ans ou plus ;
- le gestionnaire du lieu de culte doit s’assurer du respect des mesures précitées notamment en contrôlant les entrées et sorties de l’édifice ;
- en cas de carence du gestionnaire, le préfet de département est habilité à interdire, après mise en demeure restée sans suite, l’accueil du public dans les établissements de culte.
Si le ministre de l’Intérieur tablait sur une « reprise généralisée » des cérémonies religieuses à compter du 3 juin, le décret modificatif précité du 22 mai 2020 entré en vigueur le 23 mai 2020 permet une reprise dès à présent[4].
CE, ord., 18 mai 2020, n° 440366 et suivants
[1] Le décret n° 2020-548 est une copie quasi-conforme du décret n° 2020-545 édicté le même jour, le 11 mai 2020 ainsi que nous l’exposions dans un billet récent.
[2] Le juge des référés affirme, à cet égard, que les établissements de culte « ne peuvent être regardés comme assurant l’accès à des biens et services de première nécessité » au sens des dispositions de l’article L. 3131-15 I 5°.
[3] Le Conseil d’Etat a rejeté enfin les conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint au Premier ministre de prendre des mesures propres à permettre l’organisation de manifestations religieuses dans les « espaces publics à l’air libre ne relevant pas des lieux de culte » et dans les « espaces privés à l’air libre ».
[4] On notera à cet égard que le Conseil français du culte musulman a appelé, dans un communiqué du 23 mai 2020, les musulmans de France à ne pas célébrer dans les mosquées la prière de l’Aïd El Fitr annoncée pour le dimanche 24 mai 2020.