Liberté de manifester en état d’urgence sanitaire : le Conseil d’Etat desserre enfin la nasse ! (CE, 13 juin 2020, req. n° 440846 & décret n° 2020-724 du 14 juin 2020)

« Les manifestations ne sont pas (autorisées) dans les faits car il y a un décret du premier ministre dans le cadre de la deuxième phase du déconfinement qui interdit les rassemblements de plus de dix personnes. Mais je crois que l’émotion mondiale, qui est une émotion saine sur ce sujet, dépasse au fond les règles juridiques qui s’appliquent », déclarait le ministre de l’intérieur le 9 juin dernier, au sujet des manifestations ayant vu le jour après la mort de Georges Floyd et dénonçant la xénophobie et les abus commis par certains policiers ou gendarmes dans l’emploi de la force publique.

Si la référence faite par Christophe Castaner à une « émotion saine » a pu prêter le flanc à la critique ou au sarcasme, les rassemblements et réunions n’ont cessé, eux, de faire l’objet d’un strict encadrement, et ce aussi bien durant la période du confinement (17 mars – 11 mai) que durant la période du déconfinement – dont la « phase 2 » est actuellement mise en œuvre sur le fondement du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire[1].

L’article 3 de ce décret pose ainsi le principe selon lequel est interdit tout rassemblement, réunion ou activité sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public, mettant en présence de manière simultanée plus de 10 personnes. Cette interdiction ne vaut toutefois pas, aux termes de ce même article, pour les rassemblements à caractère professionnel, les services de transport de voyageurs, les établissements recevant du public (ERP) dans lesquels l’accueil du public n’a pas été proscrit ou encore pour les cérémonies funéraires ayant lieu hors des établissements de culte[2].

Est également prévue la possibilité pour le préfet de département, soit de « maintenir » des rassemblements en principe interdits (art. 3 I) mais qui s’avéreraient « indispensables à la continuité de la vie de la Nation » à condition que des circonstances locales n’y fassent pas obstacle, soit d’« interdire » ou de « restreindre » des rassemblements qui ne sont pas interdits par le I de l’article 3, lorsque des circonstances locales l’exigent. Enfin, le V de l’article 3 interdit, dans le prolongement du décret n° 2020-548, la tenue de tout évènement réunissant plus de 5 000 personnes jusqu’au 31 août 2020.

Ce dispositif particulièrement contraignant – en tant qu’il s’applique à des manifestations déjà soumises à l’obligation de déclaration préalable en vertu de l’ article L. 211-1 du Code de la sécurité intérieure (CSI) – n’a pas manqué, à l’heure où la France se déconfinait, de voir son caractère proportionné faire l’objet d’une contestation devant le juge administratif émanant notamment d’une organisation de défense des libertés publiques et de syndicats.

Le juge des référés du Conseil d’Etat a ainsi été conduit à rappeler[3], dans les termes suivants, que la liberté de manifester – protégée sur les plans constitutionnel et conventionnel – constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative :

« La liberté d’expression et de communication, garantie par la Constitution et par les articles 10 et 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et dont découle le droit d’expression collective des idées et des opinions, constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Son exercice, notamment par la liberté de manifester ou de se réunir, est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect d’autres droits et libertés constituant également des libertés fondamentales au sens de cet article, tels que la liberté syndicale. Il doit cependant être concilié avec le respect de l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé et avec le maintien de l’ordre public ».

En réponse à l’argumentation des requérants, le ministre des solidarités et de la santé faisait valoir d’une part, que les mesures d’interdiction de rassemblement sur la voie publique sont pleinement justifiées dès lors que « de tels rassemblements ne permettent pas de garantir l’application des mesures dites « barrières », lesquelles demeurent nécessaires dès lors que le virus reste en circulation », et d’autre part, que l’interdiction en cause n’est ni générale ni absolue, dans la mesure où il demeure possible de se réunir à moins de 11 personnes et que des dérogations individuelles ou réglementaires peuvent être accordées par le préfet.

La Haute juridiction administrative rejette l’argumentation du ministère et considère, dans le sillage de sa décision récente sur les lieux de culte (CE, ord., 11 mai 2020, req. n°440366), que l’interdiction posée au I de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 présente un caractère général et absolu et qu’elle ne peut par suite être regardée comme une mesure nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif de préservation de la santé publique qu’elle poursuit.

Pour parvenir à cette solution, le juge des référés a examiné, au fil d’un raisonnement en trois temps, chacune des conditions précitées. Et ayant estimé que celles-ci n’étaient pas remplies, il a jugé que l’exécution de la disposition litigieuse porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester en tant qu’elle s’applique aux manifestations sur la voie publique soumises à l’obligation de déclaration préalable.

Entre respect des mesures « barrières » et interdiction des rassemblements de plus de 5 000 personnes, une liberté devant pouvoir se déployer sans entrave

Le Conseil d’Etat admet tout d’abord le nécessaire maintien des mesures de prévention (not. des mesures « barrières ») – spécialement en période de déconfinement – dans le cadre des rassemblements n’ayant pas fait l’objet d’interdiction en application du décret du 31 mai 2020 et reconnait, à cet égard, la « complexité particulière » inhérente à l’organisation de manifestations sur la voie publique « compte tenu de la difficulté d’en contrôler les accès ou la participation, des déplacements ou mouvements de foule auxquelles elles peuvent donner lieu, ainsi que, le cas échéant, des mesures de maintien de l’ordre qu’elles peuvent appeler ».

Toutefois, le juge des référés relève qu’aussi ardue soit-elle, une telle organisation ne saurait être considérée, a priori, comme étant impossible « en toute circonstance, sur l’ensemble du territoire de la République et pour toute manifestation, qu’elle qu’en soit la forme » et ce, alors même que des exceptions à l’interdiction posée sont déjà admises (rassemblements à caractère professionnel, services de transport de voyageurs, certains ERP etc [4]).

Le Conseil d’Etat ajoute que si un avis du 24 avril 2020 du Haut Conseil de la santé publique recommande de faire dépendre le nombre de personnes en milieu extérieur de la distance, aucune restriction de principe n’est formulée à cet égard en dehors du respect habituel des mesures « barrières ».

La présente ordonnance prend encore appui sur l’avis rendu par le Conseil scientifique le 8 juin dernier afin de souligner la perte de vitesse du virus et la décrue tendancielle de l’épidémie[5].

Ces éléments ont conduit le juge des référés à estimer que, sauf circonstances particulières, l’interdiction des manifestations sur la voie publique mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes ne peut « être regardée comme strictement proportionnée aux risques sanitaires désormais encourus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu, ainsi que l’imposent les dispositions de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique […], que lorsqu’il apparaît que les mesures « barrières » ou l’interdiction de tout événement réunissant plus de 5 000 personnes ne pourront y être respectées ».

Ce faisant, le juge des référés du Conseil d’Etat semble dessiner le périmètre de la liberté de manifester en contexte d’état d’urgence sanitaire : cette liberté doit pouvoir être mise en pratique dès lors que les mesures « barrières » sont respectées (limitation « micro ») et que le rassemblement ne réunit pas plus de 5 000 personnes conformément au seuil fixé par le décret (limitation « macro »).

Sur ce dernier point, la Haute juridiction administrative n’a vraisemblablement pas voulu censurer le seuil de 5 000 personnes, en tant que tel, laissant ainsi au Gouvernement une marge de manœuvre – à charge pour ce dernier, de revoir ce seuil à la hausse ou de le supprimer purement et simplement le moment venu, le cas échéant sous le contrôle du juge [6].

L’inefficacité de la possibilité reconnue au préfet de maintenir des rassemblements en dépit de l’interdiction de principe

La Haute juridiction a ensuite poursuivi son examen du dispositif critiqué en constatant que, contrairement aux affirmations du ministre de la santé, la possibilité reconnue au préfet de « maintenir » à titre dérogatoire, par la voie de mesures réglementaires ou individuelles, des rassemblements en principe interdits dès lors qu’ils seraient « indispensables à la continuité de la vie de la Nation », est à tout le moins incertaine.

Ainsi l’ordonnance souligne-t-elle en creux le manque de clarté de la position de l’administration au sujet des manifestations qui seraient éligibles à cette dérogation ; elle constate d’ailleurs qu’une telle possibilité n’a pas été mise en œuvre à ce jour, « pas même sous la forme d’un refus de dérogation lorsque les organisateurs ont saisi l’administration d’une déclaration préalable ».  

Dans ces conditions, le Conseil d’Etat semble déplorer – et attire l’attention, sur un aspect, à notre sens, central du problème qui lui est soumis – le peu d’effectivité ou la faible emprise sur la réalité de la réglementation en litige, dans les termes suivants :

« Plusieurs manifestations se sont ainsi tenues ces derniers jours, certaines réunissant plusieurs milliers de participants, en dépit de l’interdiction prévue, sans que leur tenue ou leur organisation aient pu être examinées préalablement au titre d’une décision individuelle, à l’occasion de laquelle le lieu, la forme, le trajet, les modalités de leur déroulement n’ont ainsi pu faire l’objet d’échanges entre les organisateurs et l’administration ».

Paradoxalement, en posant une interdiction de principe de tout rassemblement de plus de 10 personnes sur la voie publique, l’article 3 I du décret du 31 mai 2020 est de nature à complexifier davantage la tâche des autorités publiques chargées du maintien de l’ordre public, dès lors qu’il ne permet pas l’instauration d’un dialogue entre les autorités et les citoyens ou associations quant à la faisabilité et aux modalités de la manifestation envisagée.

En définitive, le Conseil d’Etat suggère, au terme de la présente ordonnance, que les dispositions du droit commun relatives aux manifestations sur la voie publique sont largement suffisantes pour réguler la demande civique.

Un droit commun amplement suffisant

Ainsi la Haute juridiction énumère-t-elle successivement les différents leviers dont l’administration dispose, en temps ordinaire, pour réguler les manifestations sur la voie publique :

1°/ l’obligation de déclaration préalable de toute manifestation sur la voie publique en application de l’article L. 211-1 du Code de la sécurité intérieure ;

2°/ la possibilité, pour les autorités investies du pouvoir de police, d’interdire, sur le fondement de l’article L. 211-4 de ce même code, une manifestation de nature à troubler l’ordre public – dont la sécurité et la salubrité publiques sont des composantes, nous rappelle le Conseil d’Etat ;

3°/ la sanction par une contravention de la 4ème classe (135 euros) de toute participation à une manifestation sur la voie publique interdite sur le fondement des dispositions de l’article L. 211-4 précité (art. R. 644-4 du CSI) – une contravention « équivalente à celle applicable en vertu de l’article L. 3136-1 du code de la santé publique en cas de violation des interdictions édictées par le décret du 31 mai 2020 » ;

4°/ la possibilité pour le préfet de département d’ « interdire » ou de « restreindre » des rassemblements non interdits par le I de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 lorsque des circonstances locales l’exigent ;

5°/ la possibilité pour les autorités habilitées de dissiper, par l’emploi de la force publique, tout attroupement, c’est-à-dire tout rassemblement sur la voie publique susceptible de troubler l’ordre public, conformément à l’article 431-3 du Code pénal.

En définitive, la présente ordonnance – bien qu’elle ait tardé à être rendue – rappelle à l’exécutif, dans le prolongement de sa décision rendue en matière de lieux de culte, la nécessité d’ajuster strictement les impératifs inhérents à la lutte contre l’épidémie au regard d’un principe tel que la liberté de manifester, condition de la démocratie.

Un ajustement opéré par le décret n° 2020-724 du 14 juin 2020

En effet, une nouvelle rédaction de l’article 3 du décret du 31 mai 2020, entrée en vigueur ce jour avec la publication du décret n° 2020-724, a – sans remettre en cause l’interdiction de principe des rassemblements de plus de 10 personnes sur la voie publique – permis de restaurer les modalités d’exercice de la « liberté de manifester » sur la voie publique nonobstant le seuil de 10 personnes, en intégrant désormais un II bis formulé dans les termes suivants :

« Par dérogation aux dispositions du I et sans préjudice de l’article L. 211-3 du code de la sécurité intérieure, les cortèges, défilés et rassemblement de personnes, et, d’une façon générale, toutes les manifestations sur la voie publique mentionnés au premier alinéa de l’article L. 211-1 du même code sont autorisés par le préfet de département si les conditions de leur organisation sont propres à garantir le respect des dispositions de l’article 1er du présent décret.

« Pour l’application des dispositions de l’alinéa précédent, les organisateurs de la manifestation adressent au préfet du département sur le territoire duquel celle-ci doit avoir lieu la déclaration prévue par les dispositions de l’article L. 211-2 du code de la sécurité intérieure, dans les conditions fixées à cet article, assortie des conditions d’organisation mentionnées à l’alinéa précédent. Cette déclaration tient lieu de demande d’autorisation ».

Ce faisant, le Gouvernement tire les conséquences de la décision du Conseil d’Etat et organise les conditions d’un retour à la coopération entre les autorités publiques et la société civile s’agissant de la mise en œuvre de la liberté de manifester sur la voie publique en période d’état d’urgence sanitaire[7].

 

CE, ord., 13 juin 2020, req. n° 440846 et suivants

Décret n° 2020-724 du 14 juin 2020 modifiant le décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire

[1] Voir de façon implicite le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 et de façon expresse les décrets suivants pris sur le fondement de l’article L. 3131-15 du Code la santé publique : décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 (art. 7), décret n° 2020-545 du 11 mai 2020 (art. 6), décret n° 2020-548 du 11 mai 2020 (art. 7 et 8).

[2] A défaut d’être interdits, les rassemblements doivent être organisés « dans les conditions de nature à permettre le respect des dispositions de l’articles 1er » du décret n° 2020-663, à savoir : le respect des mesures d’hygiène et de distanciation sociale.

[3] Voir notamment CE, ord., 30 janvier 2007, req. n° 300311 ; ou encore sur la formulation, Cons. const., 4 avril 2019, Loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, n° 2019-780 DC.

[4] Voir également l’article 38 du décret relatif aux marchés couverts ou non qui permet l’accueil d’un nombre de personnes supérieur à 10 au sein de ces lieux publics et recommande, dans le même temps, d’éviter la constitution en leur sein de regroupements de plus de 10 personnes.

[5] « Enfin, l’avis du conseil scientifique du 8 juin 2020, sollicité en prévision du scrutin du 28 juin 2020 et rendu public sur le site internet du ministère des solidarités et de la santé, indique que les indicateurs épidémiologiques rassemblées à la date du 5 juin 2020 par Santé Publique France se situent sur l’ensemble du territoire à un niveau bas et ne témoignent pas d’une reprise de l’épidémie, cette évolution s’inscrivant dans un contexte de baisse de la circulation du virus en France depuis plus de neuf semaines ».

[6] Ce point paraît d’autant plus sensible que la « bataille des chiffres » est consubstantielle à la tenue de toute manifestation sur la voie publique.

[7] Le projet de loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire actuellement en cours de discussion à l’Assemblée nationale a entériné la possibilité reconnu au Premier ministre de prendre un décret pour « soumettre à autorisation au regard de la mise en œuvre des mesures barrières destinées à lutter contre l’épidémie de covid-19 les manifestations sur la voie publique mentionnées au premier alinéa de l’article L. 2111 du même code » (amendement n° CL83 adopté en commission des lois).

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